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Gérard Chenet, Ecrivain et dramaturge, propriétaire de l’espace culturel Sobobadé : « Le Fesman III n’était pas dirigé, n’avait pas une orientation artistique définie »

  Enregistrer au format PDF  envoyer l'article par mail title=    Date de publication : dimanche 22 janvier 2012
Au Sénégal depuis 1954, Gérard Chenet, Sénégalais d’origine haïtienne, a marqué de son empreinte la vie culturelle sénégalaise. A Toubab-Dialao où il dispose de son espace culturel Sobobadé, ce Sénégalais replonge le temps d’un entretien dans les premières heures culturelles du Sénégal pour mieux apprécier ce qui se fait aujourd’hui.

source : www.lequotidien.sn - 10 janvier 2012

On vous connaît écrivain, dramaturge. Si vous deviez-vous présenter à nos lecteurs que diriez-vous de plus ?

Eh bien ! Je dirais de moi-même que je suis un chercheur et que j’essaie autant que possible de garder l’équilibre. Or pour garder l’équilibre, il faut… et ce n’est pas une chose facile, cela ne coule pas de source. Donc je suis plutôt un chercheur qui essaie différentes choses : la sculpture, l’écriture aussi… les arts, en général. C’est dans ces domaines que j’arrive à retrouver mes véritables repères.

Vous êtes Sénégalais d’origine haïtienne. Vous êtes venu au Sénégal pour quelle raison principalement ?

En Haïti, je faisais partie d’un groupe de jeunes qui vivaient sous une dictature appuyée par l’Etat américain, comme cela se fait dans tous les pays de l’Amérique latine et des Antilles. Personne n’avait le droit à la parole. Nous étions en classe de Terminale à l’époque, même pas encore des étudiants. Nous avions à l’époque un petit journal manuscrit que l’on faisait passer de main en main pour traiter les problèmes soulevés par nos cours et nos professeurs. Et puis cela a chaviré bien vite dans une approche politique. Nous avions demandé et obtenu l’autorisation d’ouvrir officiellement le journal. Dans les sphères politiques, ils se sont dit que ce sont des jeunes, des poètes ; donc on peut leur accorder l’autorisation d’ouvrir un journal. Ce qui n’était accordé à personne à l’époque, sinon au journal officiel. Dès le premier numéro, nous avons reçu André Breton, le Pape du surréalisme. Et en Haïti, nous recevions beaucoup de personnalités qui étaient de gros calibres comme Aimé Césaire et André Maurois, des écrivains. Nous avons commencé à critiquer l’ordre établi et on a fermé le journal.

C’était en quelle année et comment s’appelait le journal ?

C’était La Ruche. Si vous regardez dans Internet, il y a pas mal de choses dessus. C’était en 1946. Nous avons fait appel à la jeunesse pour protester contre la fermeture du journal. La jeunesse s’est mise en grève. La jeunesse écolière, ensuite l’Université, puis l’Administration et puis tout le pays a suivi. Cela a été une chose fantastique qu’on a appelée à l’époque Les cinq glorieuses. Le gouvernement en cinq jours avait été renversé. Il l’a été par l’Armée qui, pour sauver la situation et contourner le mouvement révolutionnaire qui se dessinait à ce moment, s’est vite donné les moyens de s’emparer du pouvoir mais n’a pu établir tout de suite une dictature. Les élections ont été réalisées après et nous avons pu avoir un gouvernement démocratique ; mais qui n’a pas duré longtemps parce que les militaires sont revenus encore et ils ont renversé ce gouvernement démocratique. A ce moment, les journalistes ont été poursuivis et les imprimeries des journaux ont été démolies. Cela a été une atmosphère morbide qui a causé un malaise dans le pays. Beaucoup de gens sont partis parmi les élites politiques et intellectuelles. C’est dans la foulée que j’ai quitté le pays.

C’était en quelle année ?

J’ai quitté le pays en 1955.

Vous aviez quel âge à l’époque ?

J’avais 18 ans en 1946. Donc 27 ans.

Et quand vous êtes venu au Sénégal, c’était dans quelle optique ?

Je ne suis pas venu directement au Sénégal. Je suis allé au Canada où j’ai passé deux ans. Ensuite du Canada, j’ai eu une bourse pour le Centre européen universitaire de Nancy. J’avais d’abord étudié le droit en Haïti à la Faculté de Port-Aux-Princes. Le Centre universitaire de Nancy préparait les cadres de l’Europe, et c’étaient des études sociopolitiques auxquelles j’ai été convié. Puis je suis allé en Russie pour le Festival de la jeunesse de Moscou.

En quelle année ?

En 1957. Je me suis retrouvé, après, en Allemagne de l’Est à l’Université de Karl Marx où j’ai fait des études d’histoire. J’ai quitté l’Allemagne de l’Est à une époque où la Guinée devenait indépendante et où on rapatriait tous les coopérants français de la Guinée. Sékou Touré a fait appel à tous les progressistes du monde pour venir l’aider à construire le pays. C’est dans ces circonstances que j’ai demandé à y participer. J’ai quitté l’Allemagne pour venir en Guinée en 1950 où je suis devenu professeur d’histoire de l’Afrique en République de Guinée. J’y ai passé quatre ans.

Comment êtes-vous venu au Sénégal ?

J’ai toujours eu une direction intellectuelle qui m’a mis la puce à l’oreille lorsque Sékou Touré a commencé à montrer des signes inquiétants de dictature, de poursuite des journalistes. Mes propres élèves ont été arrêtés. Djibril Tamsir Niane, l’auteur de l’Epopée mandingue, était mon collègue au lycée de Conakry. En Guinée, on était en pleine utopie, à l’époque, en pleine formulation d’un idéal politique favorable à la masse populaire. Mais l’esprit du pouvoir, l’esprit d’accaparement du pouvoir, de domination a pris le dessus et Sékou Touré est devenu ce que vous savez. C’est dans ces circonstances que j’ai quitté la Guinée. En 1954 je suis arrivé au Sénégal, sollicité par le Président Senghor qui, à cette époque, recevait pas mal d’intellectuels du monde progressiste. J’ai rencontré plusieurs Antillais ici au Sénégal.

Vous avez donc participé au premier Festival mondial des arts nègres ?

Oui ! Et c’était autre chose. Les gens étaient plein d’enthousiasme, d’élan vers le changement, vers un nouveau monde, un nouvel esprit d’approche de la politique. Senghor, je l’ai toujours considéré comme un despote éclairé, comme ces despotes du siècle des Lumières qui tout en étant à une époque où on ne connaissait pas la démocratie en Europe, favorisaient beaucoup l’éclosion et l’épanouissement culturel et artistique.

Dans quelle mesure le considériez-vous comme un despote éclairé ?

Le Sénégal venait d’être indépendant et il n’y avait pas encore la culture démocratique en Afrique. Les dirigeants considéraient les peuples comme des mineurs qu’il fallait diriger d’une main ferme. Mais même ceux qui avaient les meilleures intentions du monde pour faire réaliser un régime politique favorable à l’épanouissement et au bien-être du peuple, même ceux-là se conduisaient en pères de famille sévères. C’est dans cette mesure-là que je considérais Senghor comme un despote éclairé.

Est-ce que vous avez eu des rapports particuliers avec Senghor ?

J’ai été conseiller au ministère de la Culture. C’était sous Alioune Sène qui était un de ses proches. Pendant cette période, j’ai eu à le rencontrer deux ou trois fois. C’était à l’époque où j’écrivais le texte qui s’appelait La grande épopée des toucouleurs de El Hadj Omar que j’ai fait parvenir à Senghor. Il avait beaucoup apprécié en m’écrivant une lettre où il me faisait savoir qu’il avait lu avec un très grand intérêt cette épopée toucouleur et qu’il va donner des instructions au Théâtre Sorano de monter ce drame historique. Mais ça n’a jamais été monté. Il y a eu des magouilles politiques qui ont fait que cette pièce n’a jamais vu le jour au Sénégal. Mais malgré tout, cette pièce a été mise en ondes. Elle a connu une réalisation à la radio par les sociétaires de la comédie française, et le rôle de El Hadj Omar a été interprété par François Chommet qui a été un très grand comédien de la comédie française.

Est-ce que vous avez eu d’autres pièces de théâtre qui ont été jouées au Sénégal ?

Oui. Par exemple Sécheresse qui est une pièce que j’ai écrite et réécrite à plusieurs reprises. Depuis 20 ans, je n’ai pas arrêté de perfectionner l’écriture. C’était pour moi une recherche assez poussée de l’écriture poétique. Je suis en train de la mettre en scène en vue d’une représentation à l’Engouement dans les jours à venir. Incha Allah.

Quelle comparaison pouvez-vous faire entre les deux Fesman ?

Vous me posez une colle. Vous me demandez de m’engager politiquement dans un débat conflictuel qui me dérange parce que je suis un artiste et je ne suis pas politique. Cependant bien que la politique, comme disait Senghor, est un art ; mais c’est aussi autre chose. Dans ce dernier festival, ce n’était pas dirigé et vraiment cela n’avait pas l’orientation artistique bien définie. C’était la grosse caisse un peu partout.

Aujourd’hui si vous deviez faire un témoignage sur Senghor, qui a été Président et poète ; mais qui a eu aussi une autre qualité méconnue des gens en ce sens qu’il a été un bon critique d’art, quel témoignage faites-vous sur cet aspect ?

Il a été un bon critique d’art, oui Il était éminemment cultivé. Il suffit d’être cultivé dans le champ de la culture de l’art et de la poésie pour avoir une approche plus humaine de la vie politique. C’est tout ce que je peux dire.

M. Chenet, vous êtes parent sinon « frère » de la famille Lemoine qui était venue au Sénégal en 1964.

Ce sont des gens que j’ai connus depuis très longtemps en Haïti, à l’époque où les Lemoine faisaient partie de la Snad, Société nationale d’art dramatique à Port-Aux-Princes. Je m’occupais de théâtre. On se con­naissait, on était déjà des amis, en Haïti. Lorsqu’il y a eu le Festival mondial des arts nègres sous Senghor, les Lemoine sont venus avec l’équipe qui a joué ici La tragédie du roi Christophe . J’ai dit aux Lemoine : « Ecoutez, restez-là puis­que vous y êtes. C’est une atmosphère qui est bien plus épanouissante que de retourner en Haïti. » C’est ainsi que les Lemoine sont restés durant tout le reste de leur vie ici.

Cette famille a beaucoup contribué à la mise sur orbite de la culture sénégalaise. Avez-vous particulièrement travaillé avec elle ?

Avec les Lemoine, non. Pas particulièrement. Mais j’ai pas mal travaillé ici avec de jeunes Sénégalais dont beaucoup se retrouvent à voler de leurs propres ailes. Je vous donne l’exemple de Maïmouna Guèye qui était une jeune fille de quinze ans. Elle est venue ici un jour pour me dire qu’elle avait envie de faire du théâtre. C’était une femme qui n’avait pas fait des études très poussées. Elle n’avait même pas le Bac. Elle habitait à Thiès. Je l’ai auditionnée, j’ai vu qu’elle avait un talent fou, bien qu’elle n’ait pas fait d’études particulières sur le théâtre. Elle s’est formée ici sur le tas. Elle est repartie en France et en ce moment, elle est à Paris et fait des tournées un peu partout. Elle travaille en solo. Elle chante, danse, écrit ses propres textes de théâtre poétique. Elle est vraiment lancée dans la vie culturelle parisienne. Il n’y a pas eu que Maïmouna Guèye. Serigne Ndiaye Gonzales a commencé avec une mise en scène de la pièce intitulée les Fiançailles tragiques que j’avais écrite, selon un scénario qu’avait produit Djibril Tamsir Niane. Sans oublier beaucoup d’autres qui soutiennent aujourd’hui avoir « reçu l’impulsion » ici à Sobobadé, parce que le théâtre est une discipline qui permet de recevoir une impulsion intellectuelle très forte. Ils ont eu une impulsion pour travailler et s’épanouir dans la sphère.

Gérard Chenet c’est Sobo­badé, c’est aussi le théâtre de l’Engouement. Qu’est-ce qui vous a inspiré dans la création de ces cadres aussi déserts ?

Pour moi, c’est l’architecture ; c’est moi qui ai conçu et fais tout ce que vous voyez ici… Par exemple cette sculpture que vous voyez derrière vous, je l’ai conçue dans une phase de ma vie où j’ai beaucoup pratiqué l’art sculptural. De l’art sculptural, je suis passé à l’architecture et j’ai construit tout ce que vous voyez ici, de même que le théâtre de l’Engouement avec ses coupoles, de l’amphithéâtre, ses gradins, mais sans être passé par une académie, par une école ni de théâtre ni d’architecture. A partir du moment où on est inclus dans le sens de la concordance universelle des rythmes, on a une vue sur toutes les choses et on peut arriver à créer sans être un académicien.

Récemment, on a reçu au Sénégal de jeunes étudiants haïtiens. Quelle est votre appréciation face à cette invite du Pré­sident Abdoulaye Wade. Vous avez été impliqué, je crois ?

(Rires) J’ai été impliqué parce que les premiers mots qui ont été prononcés à ce sujet-là étaient que le peuple haïtien allait être reçu sur les terres du Sénégal. Alors plusieurs journalistes sont venus me voir ici. Je n’étais pas le seul Haïtien, il y en avait d’autres mais j’étais le plus connu, pour me demander ce que j’en pensais. Bien sûr, l’Afrique est la source ancestrale du peuple noir ; mais le peuple d’Haïti par ses luttes a construit, a bâti un Etat, un pays. Elle a bâti sa propre culture aussi. Alors j’ai dit que Haïti n’aspire pas à devenir une copie du Libéria, parce que ce pays a été fondé dans la crainte des grandes puissances de voir se rééditer la grande révolution anti-esclavagiste d’Haïti qui a donné naissance à l’Etat haïtien, le second Etat indépendant du nouveau monde et la première République noire du monde avec Toussaint Louverture.

Oui mais quelle est votre appréciation de la présence de jeunes Haïtiens au Sénégal ?

Pour ce qui est des 160 étudiants haïtiens qui sont venus ici, cela a été une très bonne initiative généreuse et d’échanges du Président Wade à cette occasion tragique alors que l’université avait été effondrée sous le coup du séisme que l’on connaît.

illustration : photo-autoportrait © Gérard Chenet Toubab Dielaw, juillet 2010


lire aussi sur www.lehman.cuny.edu :Gérard Chenet, par Joëlle Vitiello

et sur www.metaphorediffusion.fr :Sécheresse de Gérard Chenet, par Catherine DARFAY





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