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Entretien avec Professeur Souleymane Bachir Diagne, Columbia University

« Les chiffres convergent pour dire que l’heure de l’Afrique a sonné »

  Enregistrer au format PDF  envoyer l'article par mail title=    Date de publication : vendredi 15 janvier 2010
Le Pr. Souleymane Bachir Diagne est un philosophe prospectif. Dans cette interview qu’il nous a accordée, l’enseignant de Columbia University explique les mutations de l’Afrique moderne dans un monde qui se veut Un et prévoit les évolutions possibles du continent sur les plans économique et social. En bon éclaireur des consciences, le philosophe partage également son avis sur le Monument de la renaissance. Il dit aussi les raisons pour lesquelles certaines ex-colonies françaises d’Afrique doivent fêter leurs 50 ans d’indépendance. Enfin, il prévient contre le danger de mettre en avant les identités religieuses

source : www.lesoleil.sn - 13 janvier 2010

Que recouvre le mot mondialisation pour le philosophe que vous êtes ?

La mondialisation est un concept qui n’est pas facile à traduire. Ce n’est d’ailleurs pas une simple question de traduction. Le concept est mouvant. En gros, il veut dire que le monde est Un comme il ne l’a jamais été auparavant. Et cette unité du monde reste encore à définir. Aujourd’hui, il y a l’unification du monde par le marché et par les flux financiers qui peuvent circuler sans entrave. Mais, il reste à penser une véritable mondialisation qui mettrait en avant la solidarité humaine et penserait un développement global de notre monde, devenu Un, fondé sur des valeurs humaniste et écologique qui nous permettent de conserver et de maintenir l’état de la planète que nous avons en partage.

Quelle place doit avoir l’Afrique dans cette mondialisation ?

C’est la grande interrogation qui s’adresse aux Africains. Quelle est la place que nous allons occuper dans cette mondialisation ? A quelles conditions allons-nous pouvoir peser de tout le poids de notre continent sur ce qui sera la configuration de cette mondialisation ? C’est donc une question prospective que notre ami et collègue Sémou Pathé Guèye a commencé à poser depuis plusieurs années et nous continuons dans cette direction. Il est du rôle de la philosophie de mener ces questions prospectives et les explorer.

Le récent colloque des doctorants, tenu à Dakar, a beaucoup parlé de la renaissance de l’Afrique. Y a-t-il des éléments qui symbolisent cette renaissance du continent ?

Oui. Il y a des éléments qui sont réels,qui font croire en l’Afrique et qui font augurer de bonnes perspectives pour le continent. Il y a, en particulier, une prise de conscience qui, me semble-t-il, est de plus en plus aigüe. Le poids de l’Afrique dans ce processus de mondialisation va justement dépendre de notre capacité à nous unir. Il y a des symboles réels pour ce nouvel état d’esprit qui nous permettent de nous projeter avec sérénité.

Est-ce que, justement, le monument qui est en construction à Dakar, peut symboliser la renaissance de l’Afrique ?

Je pense qu’un pays ou une région doit avoir des symboles, des slogans mobilisateurs. L’humain est ainsi fait qu’il a besoin de symboles pour orienter son action. Donc, un monument à la renaissance africaine, cela a un sens dans le contexte que voilà. Maintenant, les symboles, on les pose.

Ce qui transforme un monument en un véritable symbole, c’est l’adhésion la plus large possible.

Vous voulez dire que ceux qui critiquent ce monument ont raison de le faire ?

Non. Je veux dire que pour qu’un symbole fonctionne comme tel, il faut que les populations se reflètent et se projettent dans ce symbole et se l’approprie. Et justement, la phase la plus importante, c’est la phase d’adhésion. On peut décider du symbole que l’on veut, le plus important est qu’il y ait une appropriation collective de ce symbolisme comme étant porteur d’une détermination, d’une volonté et d’un rêve.

Les pourfendeurs de ce monument dédié à la Renaissance africaine brandissent l’islam comme argument. Qu’en pensez-vous ?

Quand vous dites islam, vous unifiez forcément les différences théologiques qui existent. Ce genre de querelle théologique n’est pas véritablement une querelle décidable. Il y a des secteurs entiers du monde islamique où la représentation de la figure humaine ne pose aucun problème. En revanche, il y a d’autres secteurs où il y a une compréhension littéraliste de certaines traditions portant interdiction de la représentation de la figure humaine. Donc, si on regarde le débat sur le plan théologique, il devient un débat ouvert. Les écoles de théologie sont différentes, divergentes en la matière et il n’y aura aucun moyen de les unifier. Encore une fois, il suffit de regarder certaines régions du monde islamique pour savoir que celles-ci n’ont aucun problème avec la représentation de la figure humaine. D’ailleurs, notre propre tradition de sous-verre, nous vient de ces régions islamiques. Donc, le débat est beaucoup moins théologique qu’il ne tient en réalité à la capacité d’un symbole d’être véritablement générateur d’adhésions et d’enthousiasme. Mais cela est tout à fait imprévisible parce que ce sont les gens qui vont se projeter dans ce symbole. Maintenant, le débat théologique devient important si les populations ont le sentiment que leurs propres interprétations théologiques de l’interdiction de la représentation humaine ne leur permettent pas d’adhérer à ce monument.

Justifiant l’érection de ce monument, le président Wade a tenu des propos qui ont heurté certains chrétiens. Mais l’on a surtout remarqué une exceptionnelle mobilisation des musulmans. Qu’est-ce qui l’explique ?

Je dois d’abord dire que cette attitude est à saluer. Que les musulmans se soient sentis, comme les chrétiens, blessés, par ces paroles malheureuses est une excellente chose. Cela veut dire que quelque chose de très profond dans le tissu social sénégalais, attaché au pluralisme et à la fraternité, a réagi et de manière très saine.

Au-delà de cette sortie, quels doivent être les rapports entre l’Etat et les religions ?

Il serait bon que nous revenions à une situation où les gens arrêtent de mettre en avant leur identité religieuse, aidés en cela par les politiques qui ne demandent rien de mieux que de diviser les populations selon des appartenances confessionnelles ou confrériques.

Il n’est jamais très sain de se mettre à touiller -si je peux me permettre cette expression- les identités religieuses. Il faut que celles-ci ne soient plus mises en avant dans la politique. Non pas que la religion doit se replier dans le privé. On peut parfaitement concevoir que les religions, ensemble, apportent cette sorte de dynamisme spirituel à l’œuvre de développement et d’éducation dans nos pays. Il est souhaitable qu’il en soit ainsi. Mais qu’il y ait cette manipulation politicienne permanente, du côté des politiques comme du côté de certains chefs religieux d’ailleurs, des identités confessionnelles est à bannir. Les gens doivent se rendre compte que c’est une chose dangereuse qui ne sert en définitive personne, surtout pas nos pays.

Y a t-il des craintes de voir émerger au Sénégal un islamisme politique ?

En principe, je crois que la nature de l’islam dans lequel nous nous reconnaissons et notre tradition de tolérance et de pluralisme font que notre culture religieuse et spirituelle ne peut pas faire le lit des réseaux terroristes.

Maintenant, il y a une pression géopolitique. S’ils sont présents dans le Maghreb, en Mauritanie, au Niger, etc., cela veut dire qu’ils sont présents autour de nous. Donc, qu’il puisse y avoir ici ou là des poches, on peut rien exclure. Mais disons qu’on ne voit pas ce genre de manifestation prendre racine dans un pays comme le notre. Au Sénégal, nous avons le système des confréries qui est, en fond, du soufisme. Et cette école, dans sa métaphysique même, est fondamentalement tolérante et pluraliste. Je pense que cela constitue une barrière devant l’islamisme politique. Mais on ne peut pas seulement se reposer sur cela, mais y mettre du sien et faire en sorte que ces barrières soient effectives.

Vous pointez du doigt ceux qui mettent en avant leur identité confrérique ?

Je veux simplement dire que nous devons cesser, encore une fois, de manipuler des identifications confessionnelles. Même dans la conversation courante, pourquoi mettre en avant une identité confrérique. Les confréries ont une importance spirituelle réelle, mais elles ne sont pas l’islam. On parlera d’une mosquée qui serait Mouride, Tidiane, Layène. Les mosquées n’ont pas de noms de famille. Elles sont dédiées à Dieu. Un point, c’est tout. C’est le genre d’attitude qu’il faut que nous développions dans nos pays.

Partagez-vous l’idée selon laquelle le grand problème de l’Afrique, c’est la faiblesse de ses institutions ?

C’est vrai et c’est malheureux. Il est temps que nous ayons des institutions au mécanisme bien huilé qui fonctionnent d’une manière prévisible. Si on veut substituer systématiquement au fonctionnement prévisible des institutions les passions individuelles, là nous avons un problème de gouvernance réel. Ce n’est pas un trait culturel. Je pars toujours de cette prémisse que les humains sont les mêmes partout. Il n’y pas plus de désir de pouvoir, de libido du pouvoir ici en Afrique qu’ailleurs. Mais il y a que les institutions marchent ailleurs et sont là surtout pour poser des freins devant des passions ou des volontés de manipulation.

Malheureusement, chez nous, nous n’avons pas ce frein interne qui ferait que les institutions fonctionneraient, en dépit des desiderata des uns et des autres. Il faut combattre le fait que des institutions se plient aux désirs de certains. Dans nos pays, il n’y a pas, d’ailleurs, que les institutions qui sont faibles. L’opinion publique aussi. Il faudrait que les gens ne puissent même pas penser aller à l’encontre de l’opinion publique qui se dresserait comme un seul homme en face d’eux.

Malgré ces problèmes que nous connaissons, beaucoup pensent que l’heure de l’Afrique a sonné. Est-ce votre point de vue ?

C’est exact. J’ai entendu récemment, au cours d’une rencontre, un haut responsable américain, qui a été dans le cabinet de Bill Clinton et qui, maintenant, travaille dans le secteur privé, dire que la nouvelle frontière du développement dans la mondialisation, c’est l’Afrique.

On voit aujourd’hui que l’Afrique est sortie d’une marginalité dont on disait, il y a encore une décennie, durable. Elle est revenue dans le jeu mondial et est convoitée par les grandes puissances. Les chiffres convergent pour dire que ce moment que nous vivions va être celui de l’Afrique.

Le poids démographique du continent qui va atteindre pour la première fois 1 milliard, les ressources et aussi certains progrès qui ont été enregistrés en 50 ans d’indépendance. Il ne faut pas être trop sceptique. Nous avons un sport favori qui est une espèce de scepticisme. Il faudra que nous célébrions nos cinquante ans d’anniversaire et que nous sachions qu’il est aujourd’hui de notre responsabilité de faire que notre heure qui est venue soit une opportunité pour que l’Afrique pose sa marque sur ce processus de mondialisation qui est en train de s’effectuer.

Un pays sous les projeteurs, la Guinée. Que vous inspirent les événements du 28 septembre 2009 dans ce pays frontalier du Sénégal ?

Ce qui est arrivé en Guinée est un désastre absolu. Et puis c’est même une aberration dans une tendance globale. Aujourd’hui, la tendance globale en Afrique, c’est une forme d’enracinement de la démocratie. Cela ne veut jamais dire qu’il ne peut pas y avoir ici ou là des aberrations et des reculs qui nous ramènent à des âges révolus. A un moment donné, l’homme fort de Guinée (Ndlr : Moussa Dadis Camara) a eu des comportements totalement ubuesques. Je veux dire qu’on semblait vouloir revenir à des temps révolus comme ceux de Bokassa. Et ce risque de retour en arrière repose le débat sur la faiblesse de nos institutions. Tout cela se fait, malheureusement, sur un fond de pauvreté qui fait le lit de toutes sortes d’aventures.

Pauvreté, vous avez lâché le mot. Pourquoi l’Afrique tarde-t-elle à décoller là où des pays comme l’Inde, le Brésil et la Chine ont fini de s’imposer sur la scène mondiale ?

Vous avez raison de citer ces pays. Si vous regardez la taille et la démographie de ces pays, cela n’a aucune commune mesure avec nos Etats nains. Cela veut dire que l’Afrique, c’est beaucoup de poussière d’Etats qui n’ont pas l’espace pour envisager un développement à l’image de l’Inde, du Brésil, de la Chine. D’où l’enjeu de l’unité africaine. Il est de notre responsabilité de construire, à la fois de manière très pragmatique et réaliste, des espaces intégrés, seuls à mesure d’avoir un sens dans ce processus de mondialisation.

Justement qu’est-ce que la philosophie nous propose allant dans ce sens ?

La philosophie, en tant que telle, ne propose rien. Il n’y a pas une philosophie de l’intégration africaine. En revanche, il y a une philosophie de la prospective. Il y a une pensée du temps propre à la philosophie. Une manière de mesurer les urgences qui est propre au discours philosophique. Et c’est dans ce sens que la philosophie a son rôle à jouer, d’éclaireur des consciences comme cela a toujours été le cas.

Propos recueillis par Abdoulaye DIALLO



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