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La révolte de Thiaroye

  Enregistrer au format PDF  envoyer l'article par mail title=    Date de publication : lundi 10 mai 2010
« Quelques mois avant les massacres du Constantinois – Sétif, Guelma, Kherrata... – la répression sanglante de la mutinerie de Thiaroye (Sénégal), en décembre 1944, avait été conçue comme un “coup de bistouri” douloureux mais nécessaire, censé ôter pour longtemps aux colonisés leurs idées d’émancipation. Les mutins n’avaient réclamé que leurs arriérés de solde. » (Philippe Bernard) [*]
A l’heure où le gouvernement français s’apprête à célébrer le Cinquantenaire des indépendances africaines, Armelle Mabon, auteur du livre Prisonniers de guerre “indigènes” [**] , revient sur cet épisode trop mal connu du passé colonial de la France en Afrique.

source : www.ldh-toulon.net - 6 mai 2010

Les combattants « indigènes » faits prisonniers par les Allemands en juin 1940 sont – pour le plus grand nombre – internés en France dans des frontstalags et non en Allemagne (près de 70 000 en 1941). Les Allemands ne veulent pas les garder sur leur sol de peur de contamination raciale. Cette singulière captivité en France occupée a favorisé des rencontres improbables et ineffaçables et a fait émerger des attitudes méprisantes et lâches mais aussi héroïques. Les anciens prisonniers gardent à l’esprit les discriminations qu’ils ont subies tout au long de leur captivité et à leur libération. La prise de conscience de ce déni d’égalité a abouti à de nombreuses révoltes dont celle de Thiaroye, devenue un étendard pour les luttes toujours actuelles notamment la décristallisation des pensions d’anciens combattants.

Le 21 novembre, 1 280 tirailleurs débarquent à Dakar pour être immédiatement transportés à la caserne de Thiaroye par camions [1]. Un comité d’accueil prend le temps de monter sur le bateau pour distribuer des noix de colas et perçoit vite l’ambiance qui règne : «  Les hommes avaient bonne allure. Beaucoup d’ordre mais une certaine note d’arrogance [2]. » Dès leur arrivée, ceux qui ont pu obtenir une tenue neuve en métropole ou à Casablanca doivent la restituer. Cette pratique, certes liée à la démobilisation, semble intolérable, y compris aux services qui fournissent ces vêtements [3]. D’après l’historien sénégalais Mbaye Gueye, elle traduit la volonté de la France coloniale d’humilier les tirailleurs qui redeviennent de simples sujets, sans droits [4]. Le drame de Thiaroye a eu lieu le 1er décembre 1944. Dans ce contexte militaire et colonial très particulier, il est nécessaire de décrypter les écrits officiels et réglementaires avant et après cette date.

Conformément à la volonté du ministre des Colonies, les anciens prisonniers doivent être rapatriés le plus rapidement possible dans leurs villages et ventilés selon leur territoire d’origine. Cinq cents hommes doivent prendre le train pour Bamako le 28 novembre. En métropole nombre de formalités préalables – habillement, paiement des rappels de solde de captivité, remboursement des livrets de caisse d’épargne, examen des droits à avancement, vérification des grades FFI – n’ont pas été remplies. Les opérations s’en trouvent singulièrement compliquées. Les cinq cents hommes en partance pour Bamako, n’ayant pas obtenu satisfaction sur le règlement administratif de leur temps de captivité, refusent de prendre le train.

D’après les archives, et selon la réglementation en vigueur au moment de leur départ de Morlaix, ils n’ont perçu qu’un quart de leur rappel de solde et on leur a promis qu’ils toucheraient le complément une fois arrivés à Dakar. Le général commandant supérieur étant en tournée, c’est le général Dagnan, commandant la division Sénégal-Mauritanie [a] qui entame les palabres, alors que sa voiture est bloquée par les tirailleurs.

Zonguo Reguema du Burkina Faso, témoin direct de la tragédie de Thiaroye se rappelle que, contrairement à ce qui leur a été promis, le général leur annonce qu’ils ne seront pas payés à Dakar mais dans leur cercle [5]. Dans son rapport écrit après la mutinerie, le général Dagnan indique qu’il leur a promis d’étudier la possibilité de leur donner satisfaction après consultation des chefs de service et des textes. Sur cette ultime promesse, les tirailleurs le laissent partir après qu’il eut exprimer sa satisfaction personnelle d’ancien prisonnier de les revoir. Bénéficiant d’un congé de captivité, il a quitté l’Allemagne en 1941 « pour lever, instruire et mettre sur pied les belles unités sénégalaises [6] ».

Mais la conviction du général Dagnan est formelle : le détachement est en état de rébellion, le rétablissement de la discipline et l’obéissance ne peut s’effectuer par les discours et la persuasion [7]. Se considérant pris en otage, il met sur pied une démonstration de force militaire pour impressionner les anciens prisonniers de guerre. Le général commandant supérieur de Boisboissel, revenu de tournée, donne son accord pour une intervention le 1er décembre au matin à l’aide de trois compagnies indigènes, un char américain, deux half-tracks, trois automitrailleuses, deux bataillons d’infanterie, un peloton de sous-officiers et hommes de troupes français [8].

Le bilan officiel est de vingt-quatre tués, onze décédés des suites de leurs blessures, trente-cinq blessés, quarante-cinq mutins emprisonnés [b]. Du côté des forces armées, on déplore un tirailleur blessé et trois officiers contusionnés. Roger Bokandé, tireur d’élite du bataillon de Saint-Louis appelé pour cette opération de maintien de l’ordre, se souvient des anciens prisonniers arborant fièrement leurs galons, faisant face aux officiers français et ne montrant aucune peur, tomber sous une rafale de mitraillettes [9]. Tout comme Zonguo Reguema, il précise que ce sont les Blancs qui ont tiré.

Réécriture de l’histoire

Les différents rapports qui ont suivi ce funeste 1er décembre mentionnent un énervement perceptible depuis le débarquement à Dakar du fait que seul l’échange des billets de banque français en billets AOF. est effectué. Le général Dagnan énumère les doléances des anciens prisonniers : paiement de l’indemnité de combat de 500 francs, d’une prime de démobilisation, d’une prime de maintien sous les drapeaux, après la durée légale, équivalent à la prime de rengagement [10]. À aucun moment le général Dagnan n’indique le rappel de solde (les trois quarts restant), alors que cette promesse non tenue cristallise les mécontentements. Le 12 décembre 1944, le colonel Siméoni écrit qu’à Morlaix « cette promesse a été faite à la légère pour calmer les prisonniers et pour se débarrasser de ce personnel encombrant. En fait, [ils] avaient perçu plus que leurs droits [11] ».

Insinuer que ces prisonniers ont reçu plus que leur dû alors qu’ils n’ont perçu qu’un quart de leur rappel de solde relève de la pure mauvaise foi. Au déni de ces droits fondamentaux, se superposent les modifications des textes réglementaires.

Ainsi, un télégramme du 18 novembre 1944 de la Direction des troupes coloniales indique que la totalité de la solde doit être payée avant embarquement et non un quart comme prévu initialement. Il attire expressément l’attention sur l’opportunité de régler au mieux et le plus rapidement possible les situations des militaires indigènes coloniaux et prisonniers de guerre.

Dans son rapport écrit le 15 mars 1945 donc bien après le 1er décembre, l’inspecteur général Mérat cite les propos du général Dagnan indiquant que si «  le télégramme incitait nettement aux initiatives, il n’est pas certain toutefois qu’[il] autorisait implicitement de s’affranchir des règlements en vigueur ni d’une gestion serrée des fonds publics [12] ». Ces propos laissent supposer que, sciemment, il n’a pas appliqué le principe imposant le règlement de la totalité de la solde.

En décembre 1944, une disposition de la Direction des troupes coloniales mentionne les mesures administratives à appliquer aux colonies pour les anciens prisonniers de guerre en sus des rappels de solde et des paiements de livrets d’épargne : indemnité forfaitaire de 500 francs, prime de démobilisation de 500 francs, sauf pour les tirailleurs admis à se réengager, prime de combat de 500 francs. Ces mesures sont très proches des doléances rapportées par le général Dagnan, dont le fond ne lui avait pas paru sérieux mais plutôt un prétexte à insubordination [13]. Cette contradiction est renforcée par l’inspecteur Mérat qui martèle que les revendications importantes sont généralement injustifiées : « Ainsi les réclamations des ex-prisonniers de guerre étaient fondées sur une faible part, […] en matière de soldes, tous les ex-prisonniers avaient touché en France plus que leur dû, […] les indications ont été données dans la métropole par des personnes irresponsables [14]. »

Le 12 janvier 1945, les instructions pour le bureau colonial confirment les trains de mesures en faveur des anciens prisonniers coloniaux : prime de démobilisation, règlement total de la solde de captivité, indemnité de congé de libération, costume civil du libéré démobilisé, bons de chaussures et linge de corps, « en un mot les mêmes droits et avantages que les libérés démobilisés métropolitains [15] » en réalité les « mêmes droits » sont à géométrie variable.

Les rapports contradictoires de l’armée après la mutinerie de Thiaroye posent question sur leur utilisation dans le processus de clarification des événements. Une lecture comparée des textes réglementaires et des rapports fait apparaître que la revendication majeure des anciens prisonniers – le paiement de la totalité des rappels de soldes – est minorée, voire expurgée des rapports. Plus précisément, tout est commenté pour que les trois quarts de rappel de solde dus n’apparaissent pas en tant que tels. Les forces armées stationnées à Dakar ne voulaient pas ou ne pouvaient pas assurer ce paiement malgré la réglementation formelle. Il « fallait » donc obvier à la preuve d’une revendication des plus légitimes réprimée dans le sang. L’absence de télégrammes officiels réglementant les droits de ces anciens prisonniers dans les archives pourraient s’inscrire dans cette tentative d’occultation ou de travestissement des faits.

La réponse brutale, démesurée et méprisante de l’autorité militaire coloniale, montre, au-delà du refus d’accorder les droits les plus légitimes, le vacillement du contexte colonial profondément inégalitaire. Le retour des prisonniers de guerre au Sénégal coïncide avec l’éveil politique de l’Afrique noire qui attend des changements politiques, administratifs, économiques et sociaux. Thiaroye remet en cause la capacité de la France à restaurer l’ordre et l’intégrité de la souveraineté française en Afrique occidentale. L’armée se doit donc de prouver le bien-fondé de son action meurtrière. Tous les rapports circonstanciés font état des mêmes causes pour expliquer l’insubordination de ces combattants d’outre-mer, qualifiés de « désaxés [16] » après quatre longues années de captivité : la propagande nationaliste allemande, le contact avec la résistance, les GI noirs et les femmes blanches.

Les mutins ont été lourdement condamnés malgré les interventions de députés comme Gaston Monnerville et la plaidoirie de Lamine Guèye : « Ce que l’on oublie, c’est que ces tirailleurs venaient de combattre pour la France pendant que la plupart de leurs accusateurs et bourreaux faisaient ici une besogne qui n’avait rien à voir avec les intérêts de la France [17]. » Ces propos accusateurs de Lamine Guèye seront repris par le ministre des Colonies pour illustrer la difficulté de commander les anciens prisonniers de guerre ayant pris part à la campagne de France, Sénégalais ayant combattu en Tunisie, en Italie ou ayant participé à la Libération du territoire métropolitain :

« Il est à craindre que les cadres européens actuellement à la colonie n’aient ni l’autorité ni surtout le prestige nécessaire pour s’imposer à eux : il convient à cet égard de souligner que les “mutins” de Thiaroye reprochaient aux officiers et sous-officiers qui essayaient de les ramener à l’obéissance, de ne pas avoir combattu alors qu’eux-mêmes avaient été envoyés en France se faire tuer à la place [18]. »

Les trente-quatre tirailleurs inculpés sont jugés le 6 mars 1945. Neuf peines de prison de cinq à dix ans et vingt-cinq peines de un à cinq ans sont prononcées. Tous se sont pourvus en Cassation, en vain. Cinq tirailleurs vont mourir en prison [19]. Les condamnés purgeant leur peine à Gorée ou à Thiès auraient pu bénéficier de la loi d’amnistie générale adoptée par l’Assemblée constituante en avril 1946, dont Senghor obtient l’extension à l’AOF en novembre 1946. Mais la plupart des hommes de Thiaroye ne pourront pas en bénéficier du fait de l’avis défavorable des autorités militaires de l’AOF [20]. Des familles ont imploré le gouverneur général sans succès, comme celle d’Antoine Abibou, condamné à dix ans d’emprisonnement en tant qu’instigateur de la rébellion pour refus d’obéir et outrage. Son père, Jean Abibou, clame ces mots pour convaincre de lui rendre la liberté :

« […] loin de murmurer contre cet arrêt de justice, j’en reconnais bon gré mal gré l’équité, il ne me reste d’espoir qu’en votre clémence. Mon fils étant de pauvre famille restait autant que possible dans la bonne voie. Je lui recommandais toujours l’amour de la France. Et c’est effectivement pour cela que je l’ai contraint en 1938 à s’engager volontairement au service militaire. […]. Et je suis certain que pendant la durée de la guerre l’infortuné pour lequel je vous implore a donné de nombreux exemples de courage et de dévouement. Les métropolitains qui l’ont connu à Rennes où il a passé plusieurs années peuvent très certainement témoigner de son amour pour la France, son cœur de noble soldat […]. Il aime si bien sa patrie qu’il s’était dépêché de refouler le sol de Paris par les maquis […] [21] ».

Le gouverneur a déjà reçu un courrier de sa marraine de Rennes, qui essaie également d’obtenir son indulgence. Elle le présente comme un homme honnête, serviable, courageux et dévoué :

« Je suis une modeste ouvrière et je ne sais pas si je vais pouvoir me faire comprendre […]. En 1943, il a eu l’intention de s’évader, je lui ai préparé des effets civils et il a pu gagner Paris où il a travaillé jusqu’au mois d’avril 1944, date à laquelle il est revenu en Bretagne où il a pris le maquis et a participé à la libération de la France. Je l’ai revu au mois d’août quand nous avons été libérés, il été je vous assure heureux et fier que nous soyons enfin libres […]. Aussi Monsieur le Gouverneur je viens vous demander humblement en récompense de son courage et de son dévouement à la France qu’il aime tant, ne serait-il pas en votre pouvoir de lui accorder son recours en grâce, s’il vous faut des signatures, je peux vous en envoyer autant que vous en voudrez pour témoigner en sa faveur […] [22]. »

C’est la pression des politiciens noirs qui aboutira à la grâce des mutinés accordée par le président Vincent Auriol en juin 1947 [23].

Cette grâce ne doit pas faire illusion : il ne s’agit pas d’un acquittement, ni d’une reconnaissance de la responsabilité de l’armée. Les veuves de Thiaroye n’ont sans doute jamais perçu de pensions. Le gouverneur Cournarie évoque Thiaroye comme une expérience sanglante « infiniment regrettable mais malheureusement indispensable […] [24] ». Le colonel Carbillet, directeur de l’opération, conclut ainsi son rapport : « J’ai la conscience tranquille [25] ». Le général de Périer évoque une opération chirurgicale indispensable justifiant chez le chef le sentiment du devoir accompli et dont l’effet salutaire répandu au loin durera longtemps [26]. Le général de Boisboissel parle de la tragédie de Thiaroye comme d’un « nécessaire douloureux coup de bistouri dans un abcès dangereux [27] ».

La construction de l’oubli

Après la tragédie de Thiaroye, les autorités coloniales tentent d’empêcher que ne se développe une mémoire sacrificielle, en interdisant notamment aux étudiants de déposer des gerbes au cimetière [28]. L’occultation de Thiaroye et de la captivité en métropole, à l’origine des revendications égalitaires, est nécessaire pour le régime colonial qui montre des signes de fêlure, mais n’admet pas encore la moindre brèche dans l’intégralité de sa souveraineté. L’inspecteur général Mérat demande d’oublier l’incident de Thiaroye [29]. Pour cela, il faut aussi effacer les traces de la singulière captivité qui a permis aux combattants d’outre-mer de voir de près l’effondrement d’un prestige, une morale militaire bafouée par la collaboration d’État et une discrimination portée par des mensonges.

L’appartenance à la résistance et les ralliements aux différents maquis via les FFI et les FTP sont pour le moins minorés, sous prétexte que ces hommes ne seraient pas moralement, intellectuellement et socialement capables de comprendre la grandeur, la beauté et la nécessité de ces mouvements [30]. Au-delà de l’injure, l’on enterre sans gloire ceux qui sont morts pour cet idéal. Ils sont d’ailleurs encore nombreux, les courageux résistants d’outre-mer à ne pas voir leur tombe honorée. Il s’agit de faire croire à ceux qui se penchent sur l’histoire des maquis, qu’il y aurait des usurpateurs liés non pas aux ralliements des derniers instants mais à la couleur de la peau et de l’origine ultra-marine.

Nier leurs capacités à intégrer les mouvements de libération, c’est refuser de croire à leur participation active et, nécessairement, rogner les signes associés comme les avancements et les grades FFI qui occasionnent des troubles selon la Direction des troupes coloniales, alors que les galons auraient été obtenus trop facilement [31]. C’est bien la contestation de l’ordre établi qui doit disparaître, même si les revendications sont légitimes. Le général Ingold n’a-t-il pas proclamé avant tout rapatriement, en septembre 1944, que les troupes indigènes avaient fourni un effort considérable dans la résistance et dans les campagnes de guerre ? Il demandait alors d’exprimer la reconnaissance de la France par des médailles, des décorations et des avancements en grand nombre, accompagnés d’un cérémonial brillant [32].

La captivité de la Seconde Guerre mondiale est vécue comme une honte après les combats qui ont montré une France vulnérable face à une puissance ennemie hors d’atteinte. S’il est impossible de cacher la faiblesse d’un régime déchu, autant laisser dans l’ombre ceux qui représentent le plus cet échec, les prisonniers. Des prisonniers « indigènes », auxquels l’opinion publique reconnaît un grand courage, les administrations militaires et coloniales sont bien tentées de dissoudre le titre même de combattant, n’étant plus admis au rengagement après Thiaroye [33]. Le général de Boisboissel regrette que l’on ait pu donner l’impression aux tirailleurs que leur appoint avait été nécessaire [34]. Le gouverneur Cournarie demande qu’ils ne soient plus employés en temps de guerre [35].

Autre trace à estomper, d’autant que c’est une source de récrimination : les salaires perçus en France. La plupart des prisonniers ont été rémunérés pour leur travail à des taux assez variables et ont constitué une épargne que certains ont pu rapatrier. Les autorités, considérant ces sommes trop importantes, déclarent sans aucune vérification qu’elles proviennent de vols et de pillages en France [36]. La réalité et la pénibilité de leur travail, très souvent pour le compte d’entreprises, de communes, d’agriculteurs français, ne sont pas pris en compte et leur statut de prisonnier-travailleur disparaît. Les sommes dépassant le montant autorisé proviennent notamment des économies de tirailleurs décédés et doivent être remis à leur famille, selon les traditions [37].

Pour l’administration française, les anciens prisonniers doivent redevenir des hommes qui ont conscience de la grandeur de la France et de ses destinées. Il faut donc les façonner : « les cadres coloniaux sont notamment assez nombreux, en France, pour qu’on leur confie l’œuvre salutaire de désintoxication qui s’impose […] [38] ». Il s’agit d’effacer toutes les propagandes nocives qui auraient altéré l’esprit des prisonniers pour laisser place à une adhésion pleine et entière au modèle colonial intangible.

Thiaroye n’est pas la révolte la plus meurtrière du passé colonial français [39], mais elle se situe au moment même où il est question de France libérée alors que la souveraineté des peuples colonisés n’est pas à l’ordre du jour. Dans un contexte où les forces indépendantistes gagnent du terrain et persuadent les populations de rejoindre leur combat, les autorités françaises ne peuvent laisser Thiaroye devenir un lieu martyr desservant la cause impériale. Il fallait donc restaurer chez les tirailleurs la croyance en l’élite blanche qui était la leur avant qu’ils n’échangent la chéchia contre un calot [40]. Aux populations colonisées, il fallait montrer les limites de l’assimilation malgré la création de l’Union française. Vis-à-vis du reste du monde, dont les Français de métropole, à défaut d’imposer une chape de plomb complètement hermétique sur ce massacre, il fallait mettre en place les stratégies nécessaires pour que l’honneur de l’armée soit intact en lui ôtant toute responsabilité.

Armelle Mabon
enseignante-chercheur à l’université de Bretagne Sud


Notes

[*] Extrait de la présentation du livre d’Armelle Mabon dans Le Monde du 24 avril 2010.

[**] Armelle Mabon, Prisonniers de guerre « indigènes ». Visages oubliés de la France occupée, éd. La Découverte, janvier 2010, 300 pages, 23 € ISBN : 9782707150783 http://www.editionsladecouverte.fr/....

[1] Renseignements, Dakar, le 21 novembre 1944 (ANS, 21G153[108]).

[2] Le général de corps d’armée de Boisboissel, commandant supérieur des troupes de l’Afrique au ministère de la Guerre et ministère des Colonies s/c du gouverneur général de l’AOF, Dakar, le 5 décembre 1944 (CAOM, DAM, 74).

[3] Le chef du service outre-mer et étrangers au directeur de l’action sociale, 16 mars 1946 (AN, F9, 3159).

[4] Documentaire de Violaine Dejoie-Robin et Armelle Mabon Oubliés et trahis Les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains Grenade production, 2003.

[a] Il sera remplacé par le général Magnan ce qui explique les possibles confusions.

[5] Interview effectuée par Hervé de Williencourt, 1999.

[6] Rapport du général Dagnan, Dakar, le 5 décembre 1944 (CAOM, DAM, 74).

[7] Rapport du colonel Le Masie, chef d’état-major, Dakar, 5 déc. 1944 (CAOM, DAM, 74).

[8] Rapport du général Dagnan, 5 déc. 1944 (CAOM, DAM, 74).

[b] Certains pensent que le nombre de tués est beaucoup plus important, jusqu’à deux cents morts.

[9] Oubliés et trahis, op. cit.

[10] Rapport sur Thiaroye, l’inspecteur général Mérat, chef de mission, à M. le ministre des Colonies, Dakar, le 15 mars 1945 (CAOM, DAM, 3).

[11] Rapport du lieutenant-colonel Siméoni, 12 déc. 1944 (CAOM, DAM, 74)




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