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Mots croisés avec El Hadj NDIAYE, musicien-chanteur :

’Les jeunes ont réalisé l’alternance, mais leur espoir s’est noyé en mer’

  Enregistrer au format PDF  envoyer l'article par mail title=    Date de publication : vendredi 25 juillet 2008
Il est resté le même. Sobre et toujours bien inspiré. Ses textes ont gardé la chaleur et la poésie du premier album. L’artiste a conservé cette voix aérienne qui empoigne le réel et plonge dans le quotidien des Sénégalais. Malgré le succès, la reconnaissance (Grand prix de l’Académie Charles Cros avec le deuxième album, Xel), El hadj Ndiaye est resté attaché à Thiaroye, son quartier situé la banlieue dakaroise. Un coin que même les desperados quittent pour aller mourir en mer.

C’est de là-bas qu’il observe son monde. Son nouvel album Géej , qui sort sept ans après le dernier, est un concentré de désespoir, de déception, mais aussi de fierté ( Siggi ) et d’amour…

Vous êtes resté sept ans sans sortir d’album, pourquoi ce long silence ?

Il y a eu pas mal de bouleversements dans ma vie professionnelle et familiale.
Dans ma vie professionnelle, ce fut le départ d’Enda après une quinzaine d’années passées avec cette structure. Cet arrêt brusque a été tres douloureux à vivre. La perte de mon père spirituel, Jacques Bugnicourt, a été aussi extrêmement difficile. Ensuite sur le plan familial, j’ai perdu ma mère, c’était la seule personne qui me restait au monde. Mais durant ces sept ans, je n’ai pas observé un silence total. J’ai fait des concerts en France et j’ai pu constituer un groupe.

Vous étiez l’artiste emblématique d’Enda, quelles sont les circonstances qui vous ont poussé à quitter l’Ong ?

Après le décès de Jacques, il y a eu quelques difficultés de succession. Il y a eu un nouveau "gouvernement", et dans leurs perspectives, l’art n’avait pas sa place. Mais ce qui a été inadmissible pour moi, c’est qu’elles aient pu dire que le département que je dirigeais, End’art, n’avait jamais existé. Alors que la création du studio d’enregistrement a pris une décennie de sacrifices et qu’elles disent que j’ai voulu me tirer avec le matériel que j’ai acheté pièce par pièce. Tout cela m’a beaucoup touché. Je me suis dit que quand des gens sont capables d’une si mauvaise foi, ça ne vaut même pas la peine de discuter.

N’avez-vous jamais pensé à arrêter la musique ?

Non, pas du tout. Je continuais à jouer en France, à véhiculer les thèmes qui me préoccupent et qui ont une portée sociale. C’est mon métier. J’ai reconstruit le studio d’enregistrement où j’ai développé une sonorisation pour pouvoir organiser des concerts populaires, regrouper les jeunes artistes pour leur permettre de s’exprimer en ayant de bons supports audio. Le studio s’appelle Battu Siggi. J’ai aussi créé une société de production qui produit ma musique et qui s’appelle Siggi Music, dont je veux faire une fenêtre pour les artistes.

Dès votre apparition sur la scène musicale, vous avez développé beaucoup de thèmes à portée sociale, vingt ans après, avez-vous senti les résultats de votre engagement ?

La sensibilisation a été très décisive. Si aujourd’hui, on a un taux de prévalence du VIH aussi faible au Sénégal, c’est parce que, dès qu’on a parlé du Sida, la sensibilisation s’est développée par différentes chansons. J’ai composé la chanson Bonjour comment ça va ? , qui reste, vingt ans après, la principale musique utilisée par les campagnes de sensibilisation.
Tout dernièrement, j’ai fait aussi une chanson sur la peste équine pour sensibiliser les différents propriétaires de chevaux. Il y a eu aussi d’autres thèmes que j’ai développés. Je pense, par exemple, à un single dont j’ai fait un vidéo-clip, Boor Yi , qui parle de la dette du Tiers-monde.

Et quel est le sens de cet album, notamment le titre-phare, Géej ?

Dans le morceau Géej - qui donne son nom à ce nouvel album - j’ai essayé de comprendre l’état d’esprit d’un jeune qui prend la mer. Je me mets à la place d’un jeune qui fait face à la mer et qui lui parle, qui sait qu’il a une chance sur deux de s’en sortir vivant, mais qui décide quand même de partir. Pourquoi en est-il arrivé à ce point-là ? J’ai donc essayé d’expliquer tout ça. Je dis d’ailleurs dans la chanson : l’espoir s’est noyé en mer.

Après tant d’années sans sortir de produit, le phénomène de l’émigration clandestine a-t-il créé le déclic ?

Dans l’album international, le titre éponyme, Thiaroye, aborde la question de l’émigration. Rappelez-vous, il y a 15 ans, dans l’album Siggi , je parlais de ces jeunes qui vendaient dans les rues et qu’on brutalisait. Il y a quelques mois ces mêmes jeunes se sont soulevés pour protester contre les mesures draconiennes qui ont été employées contre eux, alors qu’ils n’avaient aucune possibilité de s’en sortir. J’avais tiré la sonnette d’alarme 15 ans plutôt.

Pourquoi pour vous la musique c’est d’abord pour porter un message avant d’être un art ?

La musique permet de parler de choses que les gens côtoient au quotidien, mais sans s’en rendre compte vraiment. Dans le contexte de nos pays, la musique doit jouer un rôle important pour le développement. Nous sommes de culture orale, nous sommes dans un pays où la plupart de la population n’a pas accès aux études, où l’on n’a même pas encore résolu les problèmes d’eau potable, mais nous sommes de grands consommateurs de musique. Ceux qui ne savent pas lire peuvent au moins écouter, le message qu’on leur lance. La musique est un instrument de développement, c’est une arme extraordinaire. Avec elle on sensibilise vite, les gens comprennent mieux. Ils n’ont pas besoin de lire. Vous voyez, par exemple, avec la chanson sur la dette, Boor-Yi, en quelques mots wolof rimés, j’ai posé le problème du Tiers-monde. Donc la musique, comme la médecine, l’éducation, a un rôle important dans la société. Et notre rôle, c’est d’être, d’une certaine manière, une voix des sans-voix.

Qu’est ce qui est le plus important pour vous, la poésie, la beauté du texte ou le message qu’il porte ?

Ma musique est très simple : c’est deux à trois notes de guitare sur lesquelles j’essaie de poser un texte. Mais quand une musique est engagée, quand on a fait le choix d’apporter quelque chose à la société, alors la musique doit devenir une arme, elle doit aussi savoir poser les mots qu’il faut là où il faut. Si c’est ça la poésie, d’accord. Je mets beaucoup de temps à rechercher mes mots. Parce que c’est une musique qu’il faut écouter. Donc ce qu’elle dit doit être soigneusement écrit. Elle ne doit pas être faite n’importe comment.

Pour mieux porter un thème faut-il l’avoir vécu ?

Un compositeur ne peut pas trop s’éloigner de son environnement. J’ai toujours vécu à Thiaroye, au cœur de la Banlieue, je chante la réalité dans laquelle j’ai passé une grande partie de mon enfance. Je parle aussi de ce que j’ai vu en dehors de Thiaroye. J’ai côtoyé différents milieux tout en habitant mon quartier. Mais chez moi, la chose sociale a toujours été la plus importante.

Avec l’âge, les voyages, le contact avec votre milieu d’inspiration n’est plus permanent. Dans quelle mesure cela influence-t-il votre sensibilité de créateur ?

Il n y a pas un très grand changement. Je suis resté l’enfant de Thiaroye. J’habite toujours la même maison. Je vis avec les mêmes gens. Ils sont tellement habitués à me voir débarquer de ma vieille voiture brinquebalante. J’échange avec eux. Je suis avec le peuple. Plus j’échange avec ceux à qui je transmets le message, plus j’en apprends. Ça me plonge dans certaines racines qui me font composer. Je ne serais jamais une star. Les gens viennent spontanément à moi parce que le langage que j’utilise, les maux dont je parle, ils le vivent. C’est ça l’art. C’est quelque chose qui se ressent. Si le langage est vrai, il n y a aucune raison que l’autre ne le perçoive pas. Même si vous ne parlez pas la même langue.

Dans votre nouvel album, vous parlez d’évènements qui ont marqué les Sénégalais : le naufrage du Joola, l’émigration clandestine. Avez-vous voulu faire une photographie de ces sept ans qui coïncident avec la période dite de l’Alternance ?

Effectivement, depuis 2000 que je n’ai pas sorti d’album, j’ai donc eu tout le loisir de vivre l’Alternance. L’Alternance, c’est tout le peuple qui le voulait. A plus forte raison, ces jeunes-là qui, aujourd’hui, font naufrage. Ce sont les mêmes jeunes qui n’avaient pas vu les choses changer depuis 40 ans et qui, à leur majorité civique, ont voté en masse pour que ça change, avec le slogan Sopi à la bouche. Huit ans après, on a comme l’impression que les choses n’ont toujours pas évolué, ou sont devenues pires. On n’a jamais vu autant de jeunes cherchant à partir d’un seul coup. D’un autre côté, on n’a jamais vu autant de gaspillage. Et l’on n’a jamais eu un tel fossé, une inflation aussi galopante. C’est partout le même constat, le même mot : on crève. Dans les quartiers populaires, ceux qui parvenaient à survivre ne s’en sortent plus. C’est un signal très fort que ces jeunes qui partent ont lancé. Et souvent, les choses changent par les jeunes. L’alternance a été réalisée grâce aux jeunes, mais leur espoir s’est noyé en mer, comme je l’ai dit dans ma chanson. Ils vont braver la mer, parce qu’ils n’ont plus aucune alternative. Et ce sont ces jeunes qui se sont soulevés récemment parce que le peu qu’ils parviennent à avoir on a voulu leur en priver pour désencombrer les rues. D’ailleurs, le terme utilisé, c’est : désencombrement humain, comme s’il s’agissait d’une saleté. Ça peut dégénérer à tout moment. Il n y a plus aucun espoir, pendant qu’on assiste à un gaspillage énorme.

Quels sont les autres thèmes que vous soulevez dans l’album ?

Il y a des chansons d’amour. Les trois titres Weet , (sorti dans mon premier album et l’album international) ; Yu sew yi ,( deuxième album) et Nguri (dans le nouvel opus) forment une trilogie : ce sont des chansons indissociables. Il y a aussi un morceau sur la corruption. Car, dans ce pays il y a une hypertrophie de la corruption. C’est pourquoi, j’ai remis à jour la chanson Dégueulasse , où je parle de la corruption. Je parle aussi de Cheikh Anta Diop, pour faire connaître ce monument qui a donné sa vie pour notre pays.

Le ton de votre discours vous rapproche plus des rappeurs, et vous semblez très attaché à la promotion des jeunes du mouvement hip-hop. Qu’est ce qui explique un tel intérêt ?

Le rap a joué un rôle important au niveau de l’écoute. Certes, c’est une musique qui se danse, mais elle s’écoute. Ce sont des paroles. Pour la première fois, quand il y a eu cette mouvance rap, les gens ont prêté plus attention aux textes. Ils ont diminué la danse. C’est en cela qu’il faut supporter le rap. Puisque c’est aussi une arme.

Vingt ans de carrière pour trois albums, vous ne semblez pas très pressé ?

Je me produis moi-même. Au moins cela me laisse la liberté de décider des choses que je veux faire et quand je vais les faire. Je ne veux pas que les producteurs m’imposent leurs choix. C’est eux qui donnent le plus d’argent, mais en dictant ce qu’il faut faire. Mon travail ne peut fonctionner que d’une manière libre.
Jacques Bugnicourt disait que "l’art répond à des besoins aussi élémentaires que ceux de manger et de boire, qui sont tout simplement de s’exprimer et de ne pas accepter l’uniformité et le silence… "

Comme presque tous les musiciens sénégalais qui jouent la musique acoustique, on a le sentiment que votre carrière se construit plus à l’étranger ? Est-ce par choix ?

C’est un leurre. C’est le marché qui est organisé comme cela. Le paysage musical sénégalais tourne pratiquement autour de deux studios de duplication de cassettes et d’un distributeur, qui a ses réseaux, ses amis et qui impose au Sénégalais un style musical. Même quand un Diola veut vendre sa musique à Dakar, il est obligé d’abandonner les sonorités casamançaises pour mettre des percussions. C’est le marché musical sénégalais qui est comme ça. Il n y a pas de structure de distribution. La seule qui existe, c’est le marché Sandaga. Et l’on sait qu’il est contrôlé par certains gens. Les monopoles ne veulent pas bouger, ils se sont tellement enrichis qu’ils gèrent tout : les radios, les duplicateurs de cassettes. Ils sont en train de se solidifier, grâce à la musique, qui génère des milliards au Sénégal. Il y a dix ans la musique sénégalaise produisait à peu près 5 milliards de f Cfa, que se partagent au maximum dix personnes. Pendant que la plupart des musiciens vivent dans des conditions très précaires, misérables même. C’est un clan qui dirige la musique et qui décide de ce qui marche. C’est un monopole qui n’a personne en face de lui, et qui use et abuse de la musique comme il veut. Je veux le percer en donnant une alternative.

Mais y a-t-il réellement au Sénégal un public prêt à consommer une musique d’écoute, moins portée sur la danse ?

Depuis quelque temps, il y a des clubs qui proposent la musique acoustique. Mais le problème, c’est que cette musique est mal diffusée. C’est le mbalax que l’on diffuse le plus ; c’est une musique qui est devenue à 100 % laudative, faite beaucoup pour être dansée, mais quelle est sa portée ? L’urgence se trouve ailleurs. Aujourd’hui, les gens, après avoir beaucoup dansés, s’arrêtent pour écouter.

Qu’est ce que vous voudriez qu’on retienne d’El Hadj Ndiaye, l’artiste ou l’homme engagé ?

Un homme qui joue sa partition sur le plan social, par la chose qu’il sait le mieux faire : composer, chanter, jouer…

Abdou Rahmane MBENGUE

visiter le site de l’artiste : www.elhadjndiaye.com





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