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Biopiraterie, régimes de propriété intellectuelle et moyens de subsistances en Afrique

  Enregistrer au format PDF  envoyer l'article par mail title=    Date de publication : mardi 28 décembre 2010
Les pays africains sont les premières victimes de la privatisation grandissante des plantes africaines, écrit Oduo Ong’wen. Même si les plantes brevetées sont souvent d’origine africaine, une fois brevetées par les sociétés multinationales, il devient de fait impossible de les utiliser pour le bien public.
Des milliers de brevets ont été déposés sur les plantes africaines. Ils portent par exemple sur la brazzéine, une protéine extraite d’une plante gabonaise 500 fois plus sucrée que le sucre ; le teff, une céréale utilisée en Éthiopie pour la préparation de l’injera, une crêpe fermentée ; et la thaumatine, un édulcorant naturel extrait d’une plante d’Afrique de l’Ouest. La baie de Gopo, le haricot dolique Kunde Zulu et le matériel génétique de la plante de cacao d’Afrique de l’Ouest sont également brevetés

source : www.pambazuka.org - 16/12/2010

Les pays africains intentent de plus en plus de procès contre les brevets déposés sur leurs plantes indigènes. Le procès le plus célèbre concerne le cactus hoodia du désert de Kalahari. Durant des siècles, le peuple San d’Afrique australe s’est nourri des morceaux de ce cactus pour vaincre la faim et la soif. Après analyse du cactus, le Conseil pour la recherche scientifique et industrielle (Council for Scientific and Industrial Research ou CSIR ) d’Afrique du Sud a découvert la molécule qui coupe la faim et la soif, et a vendu les droits de développer un médicament contre l’obésité à la société pharmaceutique Pfizer.
Cette molécule pourrait rapporter des milliards. Le développement commercial de matériaux biologiques de provenance naturelle, comme les substances végétales ou les lignées génétiques de cellules, par un pays technologiquement avancé ou par une société transnationale sans compensation équitable des peuples ou des nations des pays en développement est un des cas les plus graves d’aliénation de ressources naturelles.
L’appropriation et le brevetage de nanotechnologies par des entreprises ont le plus souvent desservi les intérêts de l’humanité, et en particulier ceux des régions du monde les moins développées.

Biotechnologie et droits de propriété intellectuelle

Les droits de propriété intellectuelle, comme le suggère l’expression, sont censés être des droits relatifs à des idées et des informations qui sont utilisées pour des inventions et procédés nouveaux. Ces droits permettent à leur détenteur d’écarter les imitateurs de la commercialisation de ces inventions et procédés pendant une période donnée. En contrepartie, il est tenu de rendre publique la formule ou l’idée à la base du produit ou du procédé. Il y a fort longtemps, Aristote a réfléchi aux manières de récompenser les inventeurs. Bien que les origines des brevets et des autres droits de propriété intellectuelle soient mal connues, les premiers brevets en Angleterre remonteraient au XVe siècle. Depuis cette époque, la législation sur les brevets a subi plusieurs itérations, reflétant un processus continu de co-évolution des technologies et de la société.

La mondialisation conduit à une harmonisation des régimes de droits de propriété intellectuelle du monde entier, et ce malgré le fort contraste de richesse entre les pays les plus et les moins développés. L’effet de ces droits de propriété intellectuelle est donc de créer un monopole sur l’exploitation commerciale d’une idée ou d’une information pour une période limitée.

Alors que les droits de propriété intellectuelle comme les droits d’auteur, les brevets et les marques déposées sont vieux de plusieurs siècles, l’extension de ces droits aux êtres vivants, ainsi qu’aux savoirs et aux technologies portant sur eux, est relativement récente.

L’Acte sur le brevetage des plantes américain (US Plant Patent Act) fut voté en 1930, consacrant l’extension des droits de propriété intellectuelle aux variétés végétales à reproduction asexuée. Plusieurs autres pays ont par la suite étendu l’une ou l’autre forme de protection des variétés de plantes, jusqu’en 1961 où la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales fut signée. La plupart des signataires étaient des pays industrialisés, qui ont également formé l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (U POV ). Le traité est entré en vigueur en 1968. Les droits sur les variétés végétales ou droits des obtenteurs donnent à leur détenteur des pouvoirs de régulation limités sur la commercialisation de « leurs » variétés. Jusqu’à récemment, la plupart des pays exemptaient les paysans et éleveurs de certaines clauses de ces droits tant qu’ils ne commercialisaient pas les semences concernées.
Cependant, depuis un amendement de 1991, l’UPOV elle-même a renforcé le monopole des obtenteurs, et certains pays ont supprimé une partie significative des exemptions dont bénéficiaient les paysans et éleveurs. En outre, de nombreux pays reconnaissent désormais des brevets comportant des restrictions monopolistiques totales pour les variétés de plantes, micro-organismes et animaux génétiquement modifiés.

En 1972, la Cour suprême américaine a décrété que le brevet du microbiologiste Ananda Chakrabarty sur une souche bactérienne conçue par génie génétique était valable. Cette décision a légitimé l’idée que toute découverte faite par l’homme non issue de la nature était brevetable. Les animaux génétiquement modifiés, comme la tristement célèbre « onco-souris » de l’université d’Harvard (générée pour la recherche sur le cancer), purent bientôt également être brevetés. Enfin, plusieurs demandes de brevets ont été déposées, et certaines acceptées, sur des matériaux génétiques humains, dont certains étaient très peu modifiés par rapport à leur état naturel. Jusqu’à très récemment, ces pratiques étaient réduites à des pays isolés, qui ne pouvaient pas les imposer aux autres. Néanmoins, avec la signature du traité relatif aux Aspects des droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce ( ADPIC ou TRIPs en anglais), cela a changé. L’accord ADPIC implique que tous les pays signataires acceptent : - le brevetage des micro-organismes et des « procédés microbiologiques » ; - des formes « efficaces » de droits de propriété intellectuelle sur ces variétés de plantes, que ce soient des brevets ou de nouvelles formes.
Cet accord autorise les pays à écarter les animaux et les plantes en tant que tels de la brevetabilité. Cependant, les clauses évoquées ci-dessus ont des implications suffisamment sérieuses, car aucun pays n’est plus autorisé à exclure le brevetage des formes de vie en général (les micro-organismes sont ouverts au brevetage).

Biotechnologies, brevets et biodiversité

La biodiversité est à la base de la vie économique, sociale et culturelle de milliards d’individus, et en particulier des communautés indigènes. Il va sans dire que la préservation de la biodiversité face aux attaques bien connues dont elle fait l’objet est bien plus qu’une préoccupation esthétique ou strictement environnementale.

L’agriculture, les produits pharmaceutiques, la forêt, la pêche et le tourisme, entre autres, sont autant de domaines économiques majeurs lourdement dépendants de la biodiversité, laquelle ne manque donc pas de susciter un vif intérêt de la part des chercheurs de l’industrie et des investisseurs.
Il est incontestable que la gestion des ressources biologiques a un effet profond, pour le meilleur ou pour le pire, sur la biodiversité et les services écologiques qui lui sont liés, et qui maintiennent la vie.

La destruction d’habitats par des utilisations humaines souvent en compétition entre elles a entraîné la perte de nombreuses espèces de faune et de flore, connues ou inconnues. Le récent et inédit intérêt commercial dont elle fait l’objet peut jouer un rôle dans la préservation de la biodiversité. Mais il peut aussi la détruire irréversiblement. L’essentiel des enjeux se concentre autour d’une part de la Convention sur la diversité biologique ( CDB ), qui cherche à conserver la biodiversité et protéger les droits des communautés, et d’autre part de l’accord ADPIC de l’Organisation mondiale du commerce, qui soutient les droits de propriété privée au détriment des droits communautaires. Il y a des contradictions fondamentales entre les objectifs de l’accord ADPIC et ceux de la CDB, reflétant l’absence de consensus international sur ces questions difficiles de droits et d’équité.

En 2002, autour du hoodia gordonii s’est écrite une nouvelle page de l’histoire globale de l’exploitation des peuples indigènes. Durant des milliers d’années, le peuple San de Namibie a consommé le cactus hoodia – appelé « xhoba » en dialecte local – afin de lutter contre la faim et la soif pendant les longues périodes de chasse. Outre le fait de soulager la faim et la soif, le xhoba entraîne également un état de vigilance accrue, sans la nervosité causée par les régimes occidentaux à base de caféine.
Ce choix était donc idéal pour les longues chasses, durant lesquelles la proie est traquée sur des centaines de kilomètres. Dans le milieu des années 1990, des scientifiques sud-africains du Conseil pour la recherche scientifique et industrielle ( CSIR ) ont commencé à étudier les propriétés de la xhoba. Des animaux de laboratoire alimentés de la pulpe du cactus ont perdu du poids, sans contracter de maladies. C’est durant ces tests que les chercheurs du CSIR ont découvert que la plante contenait une molécule inconnue jusqu’alors, qu’ils ont nommée P57. Le CSIR, qui a breveté le composé en 1997, a vendu la licence à Phytopharm plc, qui en 1998 a sous-loué la molécule ainsi que les droits de commercialisation au géant pharmaceutique Pfizer pour 32 millions de dollars, sans compter les royalties sur les futures ventes. Le CSIR a été accusé de vendre un bien qui ne lui appartenait pas, même s’il prétend défendre les intérêts bien compris du peuple San. Ce dernier a poursuivi en justice le CSIR et va à présent obtenir 8% des profits du médicament contre l’obésité dérivé du hoodia, plante qu’ils connaissent intimement.

Dans le milieu des années 1980, des chercheurs australiens, sous l’autorité du Dr. John Firsch, ont conclu au besoin d’introduire des races bovines adaptées au climat tropical sans lien avec les vaches Brahmanes d’Australie, qui viendraient compléter les attributs génétiques de ces dernières. Ils sont partis en Afrique. Après une évaluation minutieuse, les candidats les plus appropriés se sont révélés être les vaches Boran du Kenya et les Tuli du Zimbabwe.
vache boran Les facteurs déterminants de sélection étaient la productivité, la haute fertilité et l’adaptabilité aux régions chaudes. Les deux races ont une longue histoire dans l’élevage bovin en conditions arides ; cette propriété, en plus de leurs très grandes différences génétiques avec les races précédemment introduites, auguraient bien de la réussite du projet. La vache Tuli est appréciée pour de nombreuses qualités, parmi lesquelles la haute fertilité, une qualité supérieure de la viande de boeuf et un tempérament docile. Elle a également démontré sa forte résistance aux contraintes environnementales. La race est originaire du Zimbabwe et de la Zambie.

En 1987, une joint-venture entre l’Organisation de Recherche Scientifique et Industrielle du Commonwealth (Commonwealth Scientific and Industrial Research Organisation ou CSIRO ), une agence gouvernementale australienne, et le Consortium des Producteurs de Boran et de Tuli, un consortium de producteurs australiens, a furtivement collecté des embryons de Tulli et de Boran, respectivement au Zimbabwe et en Zambie. Les embryons ont été discrètement emmenés dans les îles Cocos en août 1988, où ils ont été implantés dans des vaches porteuses. En mars 1990, des veaux – prétendument d’origine australienne - ont atterri en Australie.
À partir de cette date, les Tuli ont été largement utilisées dans le croisement des bÅ“ufs par l’industrie locale, dont la valeur est estimée à 6,47 milliards de dollars US [ABARE, Australian Commodity Statistics, 2008]]. Les bénéfices supplémentaires engrangés par l’industrie du bétail australien grâce à l’introduction des Tuli sont estimé à 2 milliards de dollars US par an [1].. Le Consortium australien vend également des embryons sur les marchés australien et mondial. En mai 1994, une deuxième vente d’embryons de pure race Boran et Tuli s’est tenue en Australie. Les embryons Tuli ont été tellement demandés qu’un nouveau record de prix mondial a été enregistré, à 5500 dollars. Mais l’Australie ne vend pas que des animaux hybrides. L’ETC Group (alors nommé RAFI ) a révélé qu’en 1994, durant une vente de taureaux de pure race Tuli de 2 à 3 ans en Australie, le Consortium a également annoncé que «  les ventes de sperme et d’embryons ont dépassé les prévisions avec une forte demande de la part des Amériques ». Cela démontre que des Australiens vendent des embryons pure race du Zimbabwe aux pays américains et s’en approprient tous les bénéfices.

pygeum africanum En 2003, le gouvernement kenyan s’est trouvé au coeur d’une altercation moins médiatisée avec un certain Jonathan Leakey, concernant l’exportation de produits réalisés à partir d’un arbre connu sous le nom de Mweri dans la langue Gikuyu. Le Mweri, autrement connu sous le nom de prunier d’Afrique ou pygeum africanum («  Prunus Africana  » dans le jargon scientifique), est un arbre à usage multiple. Son écorce brune est utilisée pour traiter de nombreuses maladies, parmi lesquelles les complications urino-génitales, les allergies, les inflammations, les troubles rénaux, la malaria, les douleurs d’estomac et la fièvre. Il a également été utilisé dans le traitement de l’hyperplasie prostatique bénigne (BHP) et de la «  maladie des vieillards ». Malgré ses origines indigènes bien connues, l’écorce du Mweri a été brevetée par un entrepreneur français, le docteur Jacques Debat.
Environ 300 tonnes d’extraits d’écorce sont exportées chaque année. Au Kenya, le prix de l’écorce du Mweri est de 2 dollars US le kilo, alors que des capsules contenant des extraits d’écorces sont commercialisées en Europe au prix de 8 dollars US la boîte de 15 capsules. Un kilo d’écorce produit au bas mot une centaine de ces boîtes. Ainsi, les Français payent 2 dollars aux Kenyans pour gagner 800 dollars. De plus, si le Kenya décidait de développer ses propres capacités de production de médicaments à partir de cette écorce, il devrait payer des royalties substantielles à Jacques Debat, détenteur du brevet. Le Centre Mondial Agro-forestier (World Agroforestry Centre ou ICRAF ) basé à Nairobi et Future Harvest, organisation basée à Washington, estiment tous deux que le marché mondial des produits issus du Prunus s’élève actuellement à 220 millions de dollars US par an. Au moins 4 sociétés européennes détiennent des intérêts dans cet arbre. La matière première est « achetée » pour trois sous en Afrique et vendue à un prix exorbitant en bout de chaîne.

Nanotechnologies et agrobiodiversité

Depuis l’apparition de l’agriculture il y a plus de 10 millénaires, les hommes ont cultivé les plantes et élevé les animaux pour en faire leurs sources principales d’alimentation. A travers une sélection soigneuse de caractéristiques, de goûts et de textures pour préparer de la bonne nourriture, leurs efforts ont conduit à une diversité incalculable de ressources génétiques, variétés, graines et sous-espèces à partir des plantes et animaux utilisés par les hommes pour la nourriture et l’agriculture – la biodiversité agricole [2]. La biodiversité agricole comprend également la diversité des espèces supports de la production agricole comme les organismes du sol, les pollinisateurs et les prédateurs.

Ces divers variétés, semences et systèmes sont à la base de la sécurité alimentaire, et offrent une protection contre les menaces futures, l’adversité et les changements écologiques. La biodiversité agricole est ainsi le premier lien de la chaîne alimentaire, développé et sauvegardé par les peuples indigènes, les hommes et les femmes travaillant dans les fermes, habitant dans les forêts, gardant le bétail, pêchant les poissons dans le monde entier.

Elle s’est développée grâce au libre échange des ressources génétiques entre producteurs alimentaires.

Cette biodiversité est à présent menacée – en raison du progrès humain en matière de sciences et de technologies. Les races animales, les variétés végétales et les ressources génétiques qu’elles contiennent sont en train de s’éroder à une allure inquiétante. Il est estimé que plus de 90% des variétés agricoles ont disparu des champs au cours du siècle écoulé, et les races d’élevage se réduisent de 5% par an. La biodiversité des sols, incluant la diversité microbienne et la diversité des pollinisateurs et des prédateurs, est également en grand danger.

Des actions urgentes sont indispensables pour renverser ces tendances. Le besoin urgent d’initier et de promouvoir des actions de protection des ressources génétiques ex situ dans les banques de gènes publiques, la plupart du temps mal entretenues, se fait également ressentir. Les menaces contre ces ressources, à la foi in situ et ex situ, incluent également la pollution génétique causée par les substances génétiquement modifiées et l’utilisation croissante des droits de propriété intellectuelle pour réclamer la propriété exclusive des variétés, semences et gènes, qui restreignent l’accès des paysans et autres producteurs de nourriture. Cette perte de diversité accélère le glissement vers l’insécurité alimentaire qui fait qu’aujourd’hui près de deux milliards de personnes s’endorment tous les soirs sans avoir mangé à leur faim.

Les innovateurs les plus importants et les plus compétents de l’Afrique sont les petits paysans. Au Sahel, par exemple, ils produisent de 2 à 20 fois plus de protéine animale par km2 que les grandes exploitations en Australie et aux Etats-Unis [3].

L’innovation des paysans africains est particulièrement importante en matière d’obtention végétale. On estime que les fermiers africains utilisent des semences cultivées au sein de leurs propres communautés pour 90% de leurs besoins. La majorité des producteurs de semences sont les femmes, qui produisent 70% de la nourriture consommée dans la région. Elles sélectionnent méticuleusement ces semences en fonction des différentes variétés de sols et conditions de croissance, pour obtenir des caractéristiques comme la stabilité, la résistance aux maladies, la tolérance à la sécheresse, une saveur agréable et une bonne conservation.

maniocLes sélectionneurs formels, qu’ils soient publics et privés, demeurent relativement insignifiants. Dans la région Machaos du Kenya, par exemple, les semences commerciales comptent pour moins de 2% des semences de haricots et de pois utilisées par le paysan moyen, qui s’approvisionne en semences chez ses voisins et sur les marchés locaux à hauteur de plus de 17% [4]. Dans la région australe de l’Afrique, les semences de ferme ou multipliées localement représentent 95% des semences utilisées pour la récolte du sorgho, du millet, des légumineuses, des racines et des tubercules. En Zambie, 95% des récoltes de millet sont produites à partir de semences paysannes. Même pour une culture commerciale comme le maïs, les petits cultivateurs restent les principaux fournisseurs de semences. Au Malawi, malgré des années d’efforts des sociétés semencières publiques ou privées, le maïs hybride ne couvre pas plus de 30% des champs des petits paysans. Ces derniers constituent de loin la source la plus importance de sélection de semences en Afrique, et ils ont cultivé une diversité abondante qui garantit la sécurité alimentaire du continent [5]..

L’innovation des firmes semencières

La sélection semencière du secteur privé repose principalement sur les biotechnologies. La biotechnologie végétale a pris racine dans les années 1980 avec les premières mises sur le marché de variétés transgéniques. Cette commercialisation s’est accompagnée d’un renforcement des droits de propriété intellectuelle. Cependant, cette évolution n’a pas été sans soulever des problèmes. Certains de ces enjeux sont liés à des valeurs culturelles comme les droits ancestraux des paysans, le savoir traditionnel ou la souveraineté alimentaire, tandis que d’autres soulèvent des problèmes éthiques comme le brevetage des êtres vivants.
La perception de l’agriculture comme «  l’un des derniers bastions de liberté » de notre époque explique les craintes de nombreuses personnes quant au développement des droits de propriété intellectuelle du fait de la biotechnologie agricole. Car les paysans ont eu le droit de replanter leurs propres graines et de les vendre aux autres depuis l’aube de l’agriculture. A l’exception de quelques sociétés semencières africaines, le secteur privé des graines en Afrique est dominé par une poignée de multinationales, tout comme dans le reste du monde.

Seulement six multinationales contrôlent plus de 30% du marché mondial des semences. Ces mêmes six sociétés contrôlent plus de 70% du marché mondial des pesticides, et plus de 98% du marché mondial des récoltes génétiquement modifiées brevetées.

La vision à la base de cette intégration de l’industrie des semences, des pesticides et de la biotechnologie est le développement de semences transgéniques programmées pour croître sous certaines conditions. Ces entreprises se sont servies du génie génétique pour développer des variétés qui ne se reproduisent pas aux générations suivantes, des plantes résistantes aux herbicides qu’elles commercialisent par ailleurs, ou qui ne poussent pas convenablement sans avoir été vaporisées de concoctions chimiques brevetées. Bien que la recherche-développement induite soient très onéreuse, les entreprises croient pouvoir compenser ces dépenses via leur monopole sur les brevets et les royalties. Jusqu’à récemment, l’industrie transnationale semencière portait peu d’intérêt à l’Afrique. En dehors de l’Afrique du Sud et du Zimbabwe, le marché sub-saharien des semences ne vaut que 200 millions de dollars – un piètre montant pour ces grosses entreprises. Mais avec l’avènement du génie génétique, ces entreprises ont commencé à prendre une part de plus en plus active dans le marché africain des semences. Les analystes de l’industrie estiment que l’introduction de récoltes génétiquement modifiées peut augmenter la valeur de ce marché de 50%, rendant même le petit marché africain relativement attractif. L’expansion des multinationales semencières en Afrique s’accompagne de fortes pressions en faveur d’un renforcement des droits de propriété intellectuelle. Alors que l’industrie se dépeint elle-même comme une source bienveillante de technologies essentielles à la sécurité alimentaire de l’Afrique, ces technologies s’avèrent en fait extrêmement coûteuses. Parmi leurs objectifs d’expansion dans les marchés africains, les multinationales ont clairement expliqué qu’elles envisagent d’acquérir le monopole des droits sur les semences. Peter Pickeering, le responsable de Pioneer Afrique du Sud, résume bien la vision de l’industrie semencière pour l’Afrique : « Nous ne nous implanterons pas dans des pays qui n’ont pas de droits de propriété intellectuelle. » [6]..

Entre la biomédecine

Dans la sphère médicale, les nanotechnologies ont constitué une formidable contribution à la fabrication de médicaments utilisés pour traiter des maladies et des conditions physiologiques auparavant sans remèdes. Cependant, à l’instar d’autres innovations bio-industrielles, les bénéfices n’en ont pas été équitablement partagés. En voici quelques illustrations. Alors que de nombreux diabétiques dans le monde peuvent remercier un microbe du lac Ruiru au Kenya pour un médicament qui a amélioré leurs vies, l’État kenyan ou ses citoyens n’en ont rien retiré. Les diabétiques de type II prennent fréquemment de l’acarbose, un médicament commercialisé sous les noms de Precose (aux USA et au Canada) et de Glucobay (en Europe et ailleurs). En 2001, un groupe de chercheurs du géant pharmaceutique allemand Bayer et des universitaires allemands ont publié un article dans le Journal of Bacteriology indiquant qu’une bactérie souche appelée le SE 50 était utilisée pour fabriquer un médicament contre le diabète, l’acarbose [7]. L’acarbose est un « inhibiteur de l’alpha-glucosidase » ce qui signifie qu’elle régule l’absorption de glucose dans le flux sanguin, et prévient ainsi de pics potentiellement dangereux de glucose. L’article proposait une description de la fabrication de l’acarbose et des composés liés. L’acarbose est massivement vendu par Bayer. En 2004, les ventes d’acarbose de Bayer ont totalisé 379 millions de dollars [8]/. Comment est-ce arrivé ? En 1995, cinq ans après la commercialisation du Glucobay en Europe et un an avant sa mise sur le marché d’Amérique du Nord, Bayer a déposé un brevet sur une nouvelle manière de fabriquer le produit. La demande de brevet, qui a été délivrée en Europe, aux États-Unis et en Australie, a révélé qu’une souche de la bactérie actinoplanes sp. appelée le SE 50 avait des gènes uniques qui permettaient la biosynthèse de l’acarbose dans des fementeurs [9]. La souche provient du lac Ruiru au Kenya. Le Kenya souffre pour remplir ses obligations en matière de santé publique vis-à-vis de ses 39 millions d’habitants. Pour la période financière 2010/2011, le Ministère des services de santé du Kenya s’est vu allouer des crédits de 7,33 dollars US par personne.

Pour autant, on ne connaît aucun accord de partage des bénéfices entre Bayer et la population kenyane en lien avec ce microbe très lucratif.

Au début des années 1970, un échantillon de streptomyces, collecté par une expédition de recherche médicale canadienne sur l’île de Pâques (Rapa Nui) a débouché sur un médicament immunosuppresseur appelé la rapamycine, utilisé en médecine pour prévenir le rejet d’organes implantés. La découverte de la rapamycine a suscité la recherche d’autres streptomyces qui produisent des composés similaires. SmithKline Beecham (maintenant GlaxoSmithKline) a réclamé la propriété d’un composé d’une souche de streptomyces qui, selon son brevet, « a été isolé dans un monceau de termites à Abuke en Gambie » [10]. La souche produit un composé apparenté à la rapamycine, appelé la 29-desméthylrapamycine et, selon le brevet, sert à la fois d’anti-fongique et d’immunosuppresseur. On ne sait pas si Glaxo a mené de la recherche-développement sur la 29-desméthylrapamycine. La demande de brevet de 2001 démontre un intérêt récent pour le médicament candidat.
De manière générale, la rapamycine et les composés apparentés font l’objet d’un intérêt considérable de la part des scientifiques. Cependant, il n’y a aucun accord connu concernant d’éventuels partages de bénéfices entre SmithKline Beecham et la Gambie, ni entre Glaxo et la Gambie. Les médicaments contre l’impuissance sont récemment devenu un succès commercial pour les sociétés pharmaceutiques. En 2004, les ventes globales de Viagra et d’autres traitements contre le dysfonctionnement de l’érection ont atteint les 2,5 milliards de dollars US. Mais, selon le New York Times, les ventes ont diminué ces dernières années. Une des principales raisons est, selon le journal new-yorkais, que les consommateurs n’ont pas confiance envers les fabricants de médicaments. « De nombreux patients sont en colère sur le prix des médicaments et inquiets des effets secondaires, minimisés par les sociétés… » [11]. Entre en scène la société canadienne Option Biotech .

Aframomum stipulatum Basée à Montréal, elle a breveté des graines d’ Aframomum stipulatum , obtenues au Congo, pour leur utilisation dans la fabrication d’un médicament contre l’impuissance appelé « Biovigora » [12]. Option Biotech a essayé d’exploiter systématiquement les doutes sur les effets secondaires du Viagra rapportés par le New York Times, en prétendant que « le Biovigora n’est pas un médicament chimique » et qu’il « a été utilisé depuis des siècles [et est toujours utilisé] par certaines tribus africaines, sans effets secondaires indésirables » (sic) [13] .

Alors que le Biovigora ne concurrencera peut-être jamais le Viagra, le Cialis et autres médicaments pour le traitement de l’impuissance rapportant plusieurs milliards de dollars, il est néanmoins un médicament breveté d’Option Biotech vendu dans plus de 750 magasins dans tout le Canada. Une boîte de 24 capsules coûte environ 30 dollars US. Les informations fournies par Option Biotech ne mettent en évidence aucun accord de partage des bénéfices avec le Congo ou tout autre pays où l’A. stipulatum est traditionnellement utilisé.

Conclusion

Les technologies génétiques permettent le transfert des connaissances du domaine public au domaine privé. Par conséquent, une quantité croissante de savoir-faire, qui auraient été disponibles gratuitement pour permettre des innovations et des développements ultérieurs, soit sont indisponibles, lorsque des licences exclusives ont été attribuées, soit doivent être achetées. Alors que la recherche-développement est affectée par ces changements dans tous les pays, ce sont les pays africains qui en souffrent le plus, pour quatre raisons.
Premièrement, ils sont à la marge des réseaux de recherche-développement, et leurs chances d’obtenir des licences exclusives sont très faibles.
Deuxièmement, les sociétés transnationales sont entrées depuis longtemps dans la prétendue « Ã©conomie de la connaissance » en créant d’énormes portefeuilles de brevets en vue de la vente et de l’échange de licences, et en créant des monopoles sur le savoir et des licences croisées auxquels les industries émergentes d’Afrique peuvent difficilement avoir accès.
Troisièmement, dans un contexte où il est difficile pour toute industrie d’identifier et d’acquérir les licences nécessaires, les pays africains sont particulièrement handicapés en raison de leur manque de ressources financières et d’informations.
Enfin, le coût croissant de l’enregistrement des brevets et des litiges qui découlent pour le développement de nouveaux produits crée une barrière à laquelle se heurtent les efforts de recherche-développement des pays pauvres.

L’appropriation d’éléments du savoir collectif des sociétés par un savoir propriétaire visant les profits commerciaux de quelques-uns est un des grands problèmes des communautés africaines. Une action urgente est nécessaire pour protéger leurs systèmes fragiles de connaissances via des initiatives politiques nationales et un arrangement international dans le domaine des droits de propriété intellectuelle.

Mais le monde développé n’en veut rien savoir.

Oduor Ong’wen
directeur pour le Kenya du Southern and Eastern African Trade Information and Negotiations Institute (SEATINI).
Traduction : Chloé Grimaux


lire aussi sur www.pressafrique.com (20.02.06) : Des multinationales pillent les ressources biologiques de l’Afrique en violation de la convention des Nations unies sur la biodiversité, par Andrew Buncombe

et sur www.pambazuka.org (16.12.10) : La grande compression : les derniers biens communs victimes de la géopiraterie, par Pat Mooney


Notes :

[1] Ibid

[2] La biodiversité agricole comprend la diversité des ressources génétiques, les variétés, races, espèces et sous-espèces végétales et animales, les ressources forestières, les ressources halieutiques et les micro-organismes utilisés pour la nourriture, la fourragère, les fibres, le combustible et les médicaments. La biodiversité agricole est le résultat d’une interaction entre l’environnement, les ressources génétiques, les systèmes et pratiques de gestion des ressources en terre et en eau de peuples culturellement divers pour la production de nourriture.

[3] http://www.grain.org/briefings/ ?id=3#ref

[4] Ibid.

[5] Ibid

[6] Ibid

[7] J Bacteriol. Août 2001 ; 183(15) : 4484–4492.

[8] Rapport annuel 2004 de Bayer, http://www.bayer.com/annualreport_2004_id0109

[9] Brevet américain 5,753,501, EP0730029 (B1), and AU706116 (B2).

[10] Brevet américain 6,358.969, délivré le 19 mars 2002. Également breveté en Europe (EP0572454) et au Japon (JP2001226380).

[11] New York Times, 5 décembre 2005.

[12] Brevet américain 5,879,682, délivré le 9 mars 1999.

[13] Voir “Is Biovigora safe ?” sur le site d’Option Biotech, http://www.optionbiotech.com/en/securitaire.htm




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