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Clandestins : l’Odyssée invisible

  Enregistrer au format PDF  envoyer l'article par mail title=    Date de publication : mardi 18 décembre 2012
Mahmoud Traoré était menuisier au Sénégal quand il a choisi de prendre la route. Destination l’Europe. Il lui a fallu trois ans et demi pour atteindre son but. Un périple violent et mouvementé, raconté en détail dans un livre poignant tout juste publié par les éditions Lignes. Rencontre avec Bruno Le Dantec, qui a recueilli, retranscrit et mis en forme son témoignage.

source : www.article11.info - 21 novembre 2012

« La démocratie des Blancs est le plus terrible mensonge jamais proféré. Ils ne sont pas libres de choisir, ils sont gouvernés par les choses : l’argent, le pétrole, l’atome, la télévision. » (Bolé, vieux Sénégalais)
Mahmoud Traoré, jeune menuisier de Casamance, a mis trois ans et demi pour parcourir la distance qui sépare Dakar de Séville, quand un touriste européen aurait mis à peine trois heures en avion. Dans un livre cosigné avec Bruno Le Dantec, «  DEM AK XABAAR  » (Partir et raconter), Récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe (éditions Lignes, 2012), il décrit avec précision et humilité l’odyssée moderne des migrants subsahariens, ses «  camarades d’aventure », candidats au voyage vers les promesses incertaines d’un Occident inhospitalier. Mahmoud raconte comment il s’est acharné sur ce chemin périlleux depuis l’Afrique de l’Ouest à travers le Sahel, le Sahara, la Libye et le Maghreb, dans le but d’atteindre la frontière du Maroc espagnol, porte d’entrée en Europe.
Sur la route des « si j’avais su », les migrants sont confrontés à d’incessants rackets et traqués par des policiers et des douaniers opérant pour le compte de l’Union européenne. Ils subissent la faim, la soif, le froid, la violence. Un enfer parfois tempéré par des gestes d’hospitalité et l’aide de réseaux de solidarité.

Le récit de Mahmoud, fluide et haletant, donne enfin la parole à un de ces clandestins, habituellement invisibles et muets, réduits à un objet de fantasme et d’instrumentation politique.
Rencontre à Marseille avec Bruno Le Dantec, qui a retranscrit ce témoignage et signé l’introduction et la postface de l’ouvrage.

Comment s’est faite la rencontre avec Mahmoud ?

Je l’ai rencontré grâce à des amis communs de Séville. Mahmoud avait fait leur connaissance juste après avoir sauté la frontière de Ceuta, enclave espagnole au Maroc, en septembre 2005. Ce passage en force collectif de migrants avait fait grand bruit à l’époque, il y avait eu plusieurs morts et cela avait donné lieu à une marche de protestation européenne. Par proximité géographique, un certain nombre d’Andalous s’y étaient rendus, dont les copains de Séville qui ont croisé Mahmoud par hasard dans la rue alors qu’il était convalescent - il s’était blessé à la jambe en sautant les barbelés. En partie grâce à ce contact, Mahmoud, a choisi de se rendre à Séville après son transfert sur la péninsule. Depuis, il y vit. Les copains me l’ont présenté et m’ont dit : « Tu devrais demander à Mahmoud qu’il te raconte son histoire. »

De fil en aiguille, au gré de longues conversations à bâtons rompus, on s’est lié d’amitié. Puis j’ai dressé son portrait dans CQFD, mais le format s’est révélé trop étroit. L’histoire méritait d’être racontée de A à Z. Mahmoud avait très envie de témoigner, à mon avis surtout pour informer les jeunes de chez lui de ce qui les attend sur la route et au bout du chemin. Étant donné la puissance de cette histoire, qu’on peut considérer comme une véritable odyssée moderne, on s’est dit qu’il fallait la raconter de manière à ce qu’elle touche le maximum de gens. On a donc passé un accord tous les deux. Il me faisait confiance pour rédiger son récit, pour en faire quelque chose d’accessible, tout en évitant les pièges de l’embellissement. Et moi, je me fiais à ce qu’il me racontait, tout en vérifiant, autant que faire se peut, les faits, les dates, les lieux. La narration s’est donc opérée à la première personne, mais on a choisi de signer tous les deux l’ouvrage.

Comment s’est déroulé ce travail de passage de l’oral à l’écrit, de collectage puis de mise en forme ?

Cela nous a pris plus de deux ans. Sur la base de mes articles pour CQFD et de questions élaborées à l’avance, Sonia Retamero, qui résidait à Séville, a enregistré plus de 26 heures de conversation avec Mahmoud. Elle y a mêlé sa curiosité et sa sensibilité, ce qui a permis de développer certains aspects qui auraient été peut-être un peu négligés autrement. Par exemple, le chapitre qui se déroule à Alger, où Mahmoud vit une histoire sentimentale avec une jeune veuve Algéroise, n’aurait constitué qu’un paragraphe si Sonia n’avait pas un peu poussé Mahmoud, qui l’évoquait d’abord de façon très brève et pudique. Sonia avait bien vu que c’était l’un des rares passages où il y avait une présence féminine forte dans un univers très masculin, très dur, ce qui n’est pas anecdotique. C’est aussi un des aspects permettant de sortir des clichés sur les clandestins et de souligner à quel point ces voyages ne sont pas seulement riches en mésaventures et en souffrances mais aussi en rapports humains.

Le périple de Mahmoud, carte réalisée par Jérémy Garniaux.

Le choix de réaliser un « livre de témoignage » a soulevé certaines réticences dans le milieu de l’édition. Comment expliques-tu cette suspicion vis-à-vis de ce genre de récit ?

La première impression que j’ai ressentie en présentant le manuscrit, c’est qu’il n’entrait pas dans les cases. Certains éditeurs me disaient qu’ils l’auraient publié si ça avait été de littérature, un roman inspiré de cette histoire. D’autres, au contraire, auraient été plus à l’aise s’il s’était agi d’un essai politique sur le thème de l’immigration clandestine. C’est par exemple le cas des éditeurs de La Découverte, même s’ils sont penchés avec beaucoup d’attention et de bienveillance sur le manuscrit. En fait, je trouve assez incroyable que les témoignages directs de clandestins soient aussi rares alors que le sujet de l’immigration fait régulièrement la Une des journaux. Généralement, ils sont fragmentaires et viennent illustrer un propos, pour fabriquer une fiction, pour dénoncer, pour théoriser ou informer ; bref, à chaque fois, ils sont utilisés pour illustrer le propos de quelqu’un d’autre. Là, pour une fois, un migrant est le sujet de sa propre histoire, et non ce à quoi on le renvoie habituellement : un objet de répression, d’exploitation, de trafic, de criminalisation, puis aussi de compassion, de récupération et d’étude.

Cela dit, la seconde raison de cette méfiance des éditeurs est sûrement due aux antécédents de tentatives de récits autobiographiques de clandestins. Il y a eu le cas d’un faux, Soif d’Europe, en 2008 : l’auteur, Omar Ba, un Sénégalais, a reconnu avoir usurpé des témoignages qui n’étaient pas de sa propre expérience. Ce cas de bidonnage a jeté l’ombre du doute sur tout ce qui a suivi. Comme si un cas avait suffi à disqualifier le reste. Quand on songe à tous ces auteurs à succès qui ont été pris à plagier et qui sont encore invités sur tous les plateaux télévisés, ça prête à rire.

Après ce faux, il y a eu Migrant au pied du mur , en 2010, du Camerounais Fabien Didier Yene, qui a fait, lui, le choix d’une forme romancée alors qu’il avait réellement vécu ce qu’il décrivait. C’est l’inverse d’Omar Ba : Yene a dû déguiser la forme de son récit alors que son histoire est authentique. On le sait parce qu’il est passé par les mêmes endroits que Mahmoud, et on retrouve quelques personnages communs aux deux témoignages. Son bouquin est finalement passé inaperçu.

Ce sont à peu près les deux seuls antécédents. Le reste, ce sont plutôt des récits de journalistes, dont celui de l’Italien Fabrizzio Gatti, Bilal sur la route des clandestins (éditions Liana Lévi), qui a fait la route avec les migrants. En tant que journaliste blanc, il y a des réalités qui lui échappent forcément : le passage en Libye, l’existence des foyers africains, des réseaux d’entraide, la sociabilité souterraine... C’est un excellent bouquin, au demeurant, mais qui démontre aussi les limites de l’exercice « subjectif ».

Pour en venir au récit lui-même, ce qui est saisissant, c’est la violence des rapports sociaux auxquels sont confrontés les migrants. On voit qu’à chaque étape et crescendo, ils sont en proie à la rapacité, et parfois à la brutalité, des faux passeurs comme des vrais, des coupeurs de route, des bandits, des policiers, de gens qui sont parfois aussi miséreux qu’eux. Lorsqu’ils doivent subvenir à leurs besoins, ils se trouvent corvéables à merci, plongés dans des formes de surexploitations insupportables. Alors c’est vrai, ils rencontrent également des gens tout simplement humains et bienveillants qui leur donnent, soit un peu de nourriture, soit un conseil pour éviter les flics. Mais, au final, le lecteur en garde une vision assez pessimiste de l’humanité, où la cupidité est la règle et la générosité l’exception. Avais-tu pris toi-même la mesure de cette violence ?

Non, je l’ai découverte, comme les lecteurs la découvriront ; j’en ai même été effrayé au départ. On s’est d’ailleurs un peu inquiété de l’image que cela pourrait donner de l’Afrique. Mais on ne pouvait pas idéaliser. Je crois qu’en Europe, nous sommes nourris d’une vision très superficielle de ce continent ; on le voit comme un bloc où le mode de production capitaliste n’aurait pas mis à mal les rapports sociaux autant que chez nous et où les solidarités jouent encore à plein. Alors que ce n’est pas si simple, que ce ne sont pas des sociétés égalitaires, que la pression de la pauvreté est terrible et que l’héritage colonial et post-colonial se ressent énormément, dans la corruption notamment. La description crue de cette brutalité risquait d’appuyer la thèse selon laquelle les migrants fuyaient non seulement la misère mais aussi des États de non droits, où l’arbitraire est encore plus prégnant. Cela accréditait l’idée selon laquelle l’Europe est, tout compte fait, une oasis.

Mais, plus on affinait les détails du récit avec Mahmoud, plus on rentrait dans la complexité. Au départ, il était assez peu disert sur les moments d’humiliation subis - on comprend pourquoi. Il fallait pourtant bien décrire ces scènes, non par voyeurisme mais pour que le lecteur puisse imaginer ce qu’il avait vécu. J’ai dû me couler dans l’état d’esprit de Mahmoud, qui ne diabolise pas, ne se vante pas, ne se pose pas en victime et relativise énormément.
Au final, il ne s’agit aucunement d‘assombrir le tableau du côté africain plus que du côté européen. Mahmoud raconte aussi bien le lynchage d’un de ses camarades maliens en Libye que le meurtre sordide d’un autre en Andalousie suite à une algarade raciste. On le sait bien ici, le bout du chemin n’est pas le paradis. D’ailleurs, plus les clandestins s’approchent de l’Europe, plus les difficultés se font sournoises et sophistiquées. La gestion des frontières de la forteresse Europe, vieux bastion du prétendu humanisme et des droits de l’homme, crée des situations d’une violence inouïe. Il faut ainsi garder à l’esprit que la brutalité des forces de police marocaines, que les clandos surnomment les « Ali », s’exerce à la demande de l’Union européenne.

L’autre aspect qui n’est pas édulcoré dans le récit de Mahmoud et qui bat aussi en brèche une vision un peu ethnocentriste de l’Afrique, ce sont les manifestations de racisme vis-à-vis des Noirs de la part de certains Nord-Africains. Là encore on peut s’interroger sur la part du legs du colonialisme et d’un préjugé plus ancien...

C’est une grande question. C’est malheureux à dire, mais une partie de la route de ces migrants noirs correspond aussi à la route historique des caravanes de la traite des Noirs par les Arabes. Dans le cas présent, les manifestations de racisme commencent en Libye, où elles prennent parfois des proportions hallucinantes, et elles accompagnent ensuite l’odyssée de Mahmoud jusqu’au Maroc. Lui a vécu le mépris raciste comme une profonde souffrance – doublée d’une grande incompréhension : en tant que musulman, il ne s’attendait pas rencontrer ce rejet parmi ses coreligionnaires. C’était quelque chose qu’il n’avait pas connu auparavant.

Mais là encore, et malgré la rancÅ“ur qu’il a suscité chez Mahmoud, il faut relativiser la prégnance de ce racisme. Parce qu’il y a plein de contre-exemples, dont celui de cette jeune veuve Algéroise qui le choie, de ces populations du Rif qui viennent en aide aux migrants à maintes reprises, puisque ceux-ci sont contraints de refaire plusieurs fois le même chemin, et de tous ces gestes de solidarité, qui se font d’ailleurs au nom d’une foi commune. Sans doute Mahmoud en vient-il lui-même à généraliser sur des traits culturels réels ou supposés des « Arabes » : la jalousie, les interdits des rapports hommes-femmes, etc... Il en arrive à dire qu’il préfère vivre avec 500 euros mensuels en Andalousie qu’avec 2 000 euros en Algérie ! Là, on tombe dans le « politiquement incorrect ». Nous préférerions sans doute entendre un récit fraternel. Nous sommes prêts à dénoncer les formes de racisme subies par les Maghrébins et les Africains ici, en Europe, mais nous avons plus de mal à regarder en face la réalité décrite par Mahmoud, qui ne cadre pas avec le discours de défense du migrant qu’on aimerait avoir. Mais la réalité, c’est qu’il existe des clivages, non seulement entre Subsahariens et Maghrébins mais aussi entre nationalités subsahariennes, entre anglophones, francophones, lusophones, entre chrétiens et musulmans. S’il faut bien sûr les regretter, il faut aussi les mettre en regard avec le peu de sens de l’hospitalité qui règne actuellement en Europe, et en France en particulier...

Limer ces aspérités aurait permis de ne choquer personne et de ne pas risquer de voir le propos de Mahmoud disqualifié par des soupçons de racisme. Mais dès lors qu’on fait le pari de raconter la réalité, on ne peut pas faire l’impasse. Gommer les contradictions ou les aspects dérangeants, cela signifiait à nouveau tomber dans le travers de l’appropriation de la parole de Mahmoud au nom d’un discours strictement militant. Je comprends que certains défenseurs de la cause des sans-papiers puissent grincer des dents et voir dans certains passages, certaines phrases, des arguments donnés à l’ennemi ; les mêmes auront, j’espère, l’honnêteté de reconnaître que cela ne correspond pas à l’ensemble du livre. La force du récit va au-delà de ça.

Un autre aspect inédit de ce témoignage, c’est la description des modes d’organisation des migrants. Tout au long des étapes, il y a les foyers nationaux, jusqu’aux bordures de Ceuta où on assiste à la constitution d’une véritable contre-société.

Ce qui se dessine en effet, c’est une société souterraine et mouvante, qui s’auto-perpétue. Depuis l’Afrique de l’Ouest jusqu’à la frontière entre l’Algérie et le Maroc, il s’agit des foyers, ou maisons, qui accueillent les migrants par nationalité ; au Maroc, par contre, les migrants vivent dans des campements à l’air libre, ou ghettos, d’une précarité terrible. Les foyers évoquent la structure traditionnelle villageoise avec son principe d’autorité incarné par le plus ancien des locataires, auquel succède celui qui vient après lui. Mais plus les migrants s’approchent de l’Europe, plus la logique du profit devient prépondérante dans ces foyers. Apparaissent des « hommes d’affaires », qui redoublent d’astuces et inventent des règlements pour soutirer de l’argent au dernier venu. Toute la hiérarchie de ces ghettos copie d’ailleurs les gouvernements modernes, avec un président ou « chairman » comme dans les multinationales, des ministres, une police, des diplomates, avec des instances « supranationales » et des « casques bleus » pour éviter les conflits entre nationalités.

Poussés par le désespoir, les migrants vont remettre en cause ces structures immobilistes et se révolter à l’été-automne 2005. Cette série d’assauts sur la frontière entre le Maroc et les enclaves espagnoles constitue l’acmé du périple des clandestins que narre Mahmoud. L’assaut le plus médiatisé a été celui de la nuit du 28-29 septembre - auquel a participé Mahmoud - parce qu’il a fait au moins 11 morts et qu’il coïncidait avec un sommet international au cours duquel devait être négociée la gestion de la frontière.

Plusieurs thèses se dégagent autour de cet événement, dont l’idée que l’État marocain et l’État espagnol s’en sont servis pour renégocier les moyens de leur mission de garde-frontière...

Je crois qu’il faut se garder de tomber dans le délire complotiste qui affirme que ces assauts ont été provoqués par le Maroc seul, ou par le Maroc avec l’Espagne, pour se faire mousser sur la scène internationale et négocier à la hausse les subventions européennes. Certains prétendent même qu’il y aurait eu des agents provocateurs stipendiés par le Maroc pour inciter ces centaines de migrants à prendre d’assaut les barrières de Ceuta et Melilla. En réalité, si on écoute la description que Mahmoud fait des assemblées dans la forêt, à l’insu des gouvernements informels des ghettos, des trafiquants et de la police marocaine – tous ces gens qui cherchaient à vivre sur leur dos –, on peut penser que les migrants ont essentiellement agi par eux-mêmes. Par contre, il est évident que leur assaut a été instrumentalisé après-coup, étant donné l’impact médiatique. Certains ont parlé d’« avalanche », d’« invasion », d’« assaillants », renvoyant à une image de la forteresse-Europe assiégée par des milliers de morts-de-faim africains prêts à la submerger. D’ailleurs, les frontières se sont fermées encore plus après ces assauts, et les routes clandestines ont dévié.
Immédiatement après, des milliers de clandestins se sont dirigés vers les Canaries. Au printemps 2006, la fameuse agence Frontex entrait en action dans ces mêmes îles Canaries, jouant le rôle de force d’intervention de patrouilleurs.

Frontex est une agence quasi paramilitaire de gestion des frontières extérieures européennes, créée par décret par la Commission européenne, quasiment hors de tout contrôle démocratique. Elle vise d’une part à blinder l’espace Schengen et d’autre part à externaliser et sous-traiter la gestion des frontières extérieures aux pays voisins mais aussi à la source

. Les pays du Maghreb ont d’abord servi de tampon, puis ce fut au tour de la Mauritanie, du Sénégal et des pays subsahariens de fermer leurs frontières à leurs propres ressortissants sur demande européenne. Ce qui va à l’encontre des droits les plus élémentaires, de circulation, d’aller et venir, comme le stipule d’ailleurs l’article trois de la Déclaration universelle des Droits de l’homme : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. »

Dans ta postface, tu abordes la question de l’immigration et tu brocardes l’hypocrisie des politiques de fermeture, en soulignant que l’immigration clandestine profite avant tout au marché. Tu écris : « La vérité cachée du prohibitionnisme frontalier, c’est que le marché a un grand besoin de clientèle captive. Vivant dans la crainte de réactions racistes, de lois discriminatoires et d’une éventuelle expulsion vers son propre pays d’origine, le clandestin ressemble au travailleur idéal dont rêve le capitalisme, sa précarité paralysant pour longtemps chez lui toute envie de faire valoir ses droits ou d’aller et venir librement. »

En termes d’analyse économique, on s’aperçoit que le marché européen est le grand bénéficiaire de ces flux migratoires décrétés illégaux. Les petits profits et rackets minables tout au long de la route sahélienne ou en Afrique du Nord sont finalement peanuts comparés aux énormes profits générés par l’exploitation de la main-d’œuvre immigrée illégale.

 [1] Dans le sud de l’Espagne, de l’Italie ou de la Grèce, cette surexploitation est manifeste mais il ne faudrait pas croire que le Nord respecte davantage les droits des travailleurs. On l’a constaté notamment avec la grève des sans-papiers des restaurants des Champs-Élysées en 2008, au cÅ“ur des lieux fréquentés par les classes dirigeantes du premier monde. Et c’est loin d’être exceptionnel, puisque des secteurs entiers de l’économie puisent systématiquement dans le vivier de main-d’œuvre ultra-précaire et flexible que constituent les sans-papiers : l’agriculture, la restauration, l’hôtellerie, le bâtiment, la sécurité privée, le nettoyage… C’est là qu’il faut pointer l’immense hypocrisie du discours qui présente l’immigration comme une invasion alors qu’on continue à attirer cette main-d’œuvre pour l’exploiter et faire d’énormes profits.
La double peine pour les migrants, c’est que ces gens sont obligés de passer par des épreuves terribles et de risquer leur peau - car il en meurt, même si c’est très difficile de le quantifier précisément, des milliers sur la route [2] - pour venir se faire surexploiter.

Une abjecte sélection naturelle est à l’œuvre où seuls les plus chanceux accèdent au précieux sésame d’entrée en Europe. Dans un documentaire sur le centre de rétention de Melilla, le médecin espagnol du centre observait, sans cynisme apparent, que ceux qui arrivaient jusque-là étaient les plus résistants.

Son rôle consistait alors à les examiner pour mesurer leur aptitude à travailler dans les serres d’Almeria. Il est d’ailleurs notoire que le modèle de production d’agriculture intensif d’Almeria ne fonctionne que grâce aux sans-papiers : c’est une garantie d’un coût de travail minimal et d’une grande docilité de la main-d’œuvre.

Le paradoxe c’est que ce constat peut appuyer les discours anti-immigration d’une Marine Le Pen, avec bien sûr pour point de mire de dresser le travailleur « national » contre l’étranger et de tout verrouiller. En jouant de cette rhétorique : non seulement l’immigration clandestine tirerait à la baisse le niveau de vie et les droits sociaux des travailleurs autochtones, mais elle ne serait pas souhaitable pour l’immigré lui-même...

C’est un phénomène ancien. En France, on tapait déjà sur les Italiens à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle avec les mêmes arguments. Ce qui est nouveau, c’est que le discours de l’ultra-droite xénophobe a imprégné la droite classique et parfois une certaine gauche. Le discours dominant veut faire croire que l’immigré vient voler le boulot, le pain, les allocs des autochtones et participe à la dégradation des conditions de vie générales en acceptant des conditions de travail à la baisse. Depuis deux décennies, la « menace immigrée » est un des thèmes favoris des médias, omniprésente dans la bouche des politiciens comme manière de tenir l’opinion publique par la peur et l’angoisse. L’étranger sert évidemment ici de dérivatif, car la dépossession qui nous touche est beaucoup plus large.

Est-ce que la crise économique qui sévit notamment dans l’Europe du sud - on parle de plusieurs millions d’Espagnols ou de Portugais prêts à s’expatrier prochainement pour chercher du travail - ne risque pas d’accentuer les formes sauvages de concurrence du travail et d’exposer encore plus les immigrés africains à des manifestations de xénophobie ?

C’est certain. En Andalousie par exemple, on a déjà vu l’effet de l’éclatement de la bulle immobilière. Les nombreux ouvriers agricoles andalous qui étaient partis dans le BTP, à bétonner les côtes, où ils étaient mieux payés qu’aux champs, reviennent désormais chez eux et trouvent leur ancien boulot occupé par leur femme ou par un immigré. Ce qui a pu provoquer des discours du type : « Les gonzesses rentrent à la maison et les immigrés chez eux »... Mais le Syndicat andalou des travailleurs [3] (ex-SOC) a bien anticipé en s’investissant autant chez les migrants d’Almeria et de Huelva qu’auprès des femmes Å“uvrant, par exemple, à la récolte des olives.
Dans tous les cas, il n’y a pas encore eu d’instrumentalisation politique de ce thème, comme en Grèce ou chez nous. Sauf peut-être en Catalogne, dans la périphérie de Barcelone… Quant à savoir si cela a changé quelque chose pour les migrants, tout ce que je peux souligner, c’est ce qu’un clandestin déclarait après les derniers passages en force de Melilla : « Oui, on sait bien qu’en Espagne c’est la crise, mais chez nous c’est la mort. »

À la fin de ta postface, tu évoques le déracinement et le sentiment de dépossession que la logique capitaliste étend à tous. Comment imagines-tu ce que tu poses en contre-modèle de cette logique et que tu nommes la « libre association » ?

Dans la conclusion du livre, j’essaie d’exprimer le fait que nous nous sentons désormais de plus en plus étrangers partout, et cela vaut même pour ceux qui vivent là où ils sont nés. Nous nous trouvons dépossédés des choix que nous pourrions faire, et cette dépossession vient du fait que nous sommes gouverné par l’argent, les choses, la marchandise. Nous partageons finalement avec les immigrés cette étrangeté vis-à-vis d’un monde qui ne nous appartient plus. J’essaie ainsi d’évoquer, au cœur de cette étrangeté, une rencontre possible. Il faut aussi comprendre l’exil des immigrés comme l’expression la plus brutale d’une réalité que nous commençons à connaître nous mêmes.

En ce qui concerne la « libre association », c’est bien sûr l’alternative au système capitaliste qui est proposée, mais je n’ai pas voulu formuler cela de façon idéologique ni romantique, édifier un programme ou utiliser des mots en –isme. Là encore cela aurait conduit à instrumentaliser l’histoire de Mahmoud avec de grands discours. C’est une piste que je lance, cela reste à inventer. Mais le minimum était de souligner que la rencontre est toujours possible. Entre Mahmoud et moi, les cultures sont bien sûr très différentes, mais on se retrouve sur des sentiments communs : la révolte contre l’injustice, la recherche de la liberté, le désir de voyage, au-delà même de la nécessité qui n’est pas le seul ressort de cette impulsion.

De même, nous pouvons tous nous reconnaître dans l’épisode des assauts de 2005, dans cet esprit collectif de révolte, cette volonté de faire tomber les murailles. Toutes proportions gardées, on peut le comparer avec une grève, une insurrection, tous ces moments de bascule qui te font penser que, collectivement, nous avons un pouvoir contre les structures qui nous oppriment. On peut faire tomber les murs.


lire aussi sur blog.mondediplo.net (17/12/2012) : Dakar-Séville, sur la « Route de si j’avais su », par Christophe Goby


Notes :

[1] Il s’agit ici de la marge bénéficiaire réalisée par les entreprises qui ont recours à la main d’œuvre illégale non déclarée et qui échappe par définition aux statistiques. En ce qui concerne la dépense publique, l’opinion est bercée par l’idée que l’immigration aggrave le gouffre de la dette. Les chiffres constituent dès lors un enjeu politique scabreux. Pour la France, selon un rapport de la gauche parlementaire de mai 2011 et d’après les travaux de l’économiste Xavier Chojnicki, les immigrés « coûtent » annuellement 47,9 milliards d’euros en dépenses de protection sociale mais ils rapportent 60,3 milliards en cotisations, soit un solde largement positif. Cet article est une bonne illustration du traitement de ce sujet d’un point de vue strictement économique.

[2] Plus de 16 250 migrants sont morts – la plupart par noyade dans l’Atlantique ou en Méditerranée – aux frontières de l’Europe de 1993 à mars 2012, selon l’Atlas des Migrants, présenté en novembre 2012 par le réseau Migreurop. Et en 2011, au moins cinq migrants sont morts quotidiennement aux frontières de l’Europe. Enfin, selon le blog Fortress Europe, ce sont près de 300 migrants qui ont été tués entre 1988 et 2009 sous le feu de la police des frontières, dont 37 dans les enclaves espagnoles au Maroc, Ceuta et Melilla. Mais tous ces chiffres ne tiennent pas compte de tous les disparus sur la route, notamment dans le Sahel ou en Libye ; ce sont ceux-là qu’on ne pourra jamais comptabiliser.

[3] Plus de 16 250 migrants sont morts – la plupart par noyade dans l’Atlantique ou en Méditerrané – aux frontières de l’Europe de 1993 à mars 2012, selon l’Atlas des Migrants, présenté en novembre 2012 par le réseau Migreurop. Et en 2011, au moins cinq migrants sont morts quotidiennement aux frontières de l’Europe. Enfin, selon le blog Fortress Europe, ce sont près de 300 migrants qui ont été tués entre 1988 et 2009 sous le feu de la police des frontières, dont 37 dans les enclaves espagnoles au Maroc, Ceuta et Melilla. Mais tous ces chiffres ne tiennent pas compte de tous les disparus sur la route, notamment dans le Sahel ou en Libye ; ce sont ceux-là qu’on ne pourra jamais comptabiliser.




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