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Décès de Claude Lévi-Strauss

  Enregistrer au format PDF  envoyer l'article par mail title=    Date de publication : jeudi 5 novembre 2009
Anthropologue et ethnologue, Claude Lévi-Strauss est décédé dans la nuit de samedi à dimanche, à l’aube de sa 101e année. Pourfendeur infatigable de l’ethnocentrisme, son œuvre est d’une rare densité humaine.
« Monument de l’anthropologie », « icône internationale », « géant de la pensée »…
L’annonce, mardi, du décès de l’auteur centenaire du chef-d’œuvre littéraire et scientifique Tristes Tropiques (1955) a suscité une vive et profonde émotion, notamment chez ses confrères de l’Académie française, dont il était membre depuis 1973.

source : www.humanite.fr - 4 novembre 2009

L’écrivain Jean d’Ormesson a ainsi salué en Claude Lévi-Strauss « le plus grand savant français », tandis que l’historienne Hélène Carrère d’Encausse, également académicienne, a souligné combien l’anthropologue et ethnologue, philosophe de formation (il obtient son agrégation en 1931), « a été extraordinairement accessible à toute l’Académie » et comment « il est resté Claude Lévi-Strauss jusqu’au bout ».

Celui qui a voué sa vie à l’étude des pensées « sauvages », à la déconstruction de tout ethnocentrisme, de toutes les formes de condescendance occidentale à l’égard des cultures et civilisations «  lointaines », était manifestement autant respecté pour son savoir encyclopédique qu’aimé pour sa personnalité hors normes. « Je hais les voyages et les explorateurs… »
C’est par cette phrase déroutante que commence Tristes Tropiques , cet ouvrage mêlant récit autobiographique et propos ethnologique appuyé sur l’observation minutieuse des tribus indiennes d’Amazonie (les Nambikwaras, les Caduveos et les Bororos), que Claude Lévi-Strauss alla rencontrer en 1935, à la faveur d’une proposition de poste à l’université de Sao Paulo, où il enseignera jusqu’en 1939. Bien plus tard, dans un entretien télévisé, il expliquera cette phrase, restée célèbre, par son souci de mettre à distance une conception étroitement « touristique » du voyage, par laquelle celui-ci apparaît comme une fin en soi, et non le moyen de rapporter de nouvelles connaissances. En 1949, quelques années avant la parution de Tristes Tropiques , Lévi-Strauss publie les Structures élémentaires de la parenté , qui déjà font grand bruit dans le milieu intellectuel de l’époque, dominé par l’existentialisme sartrien et son exaltation du sujet.

Le philosophe Louis Althusser lui reproche de rester dans une « idéologie ethnologique »

Á rebours de cette philosophie, la pensée de Lévi-Strauss s’attache à faire apparaître des « invariants », des structures, des règles aussi rigoureuses que celles de la grammaire derrière les actes du sujet et le fonctionnement des sociétés. C’est lors de son exil à New York, de 1941 à 1944, après un bref retour en France où les législations antisémites de Vichy le privent de tout poste dans l’enseignement, qu’il découvre la linguistique, avec Roman Jacobson. Cette rencontre jouera un rôle déterminant dans la construction de sa propre démarche. D’un même mouvement réflexif, s’appuyant notamment sur le constat du caractère universel de la prohibition de l’inceste, l’ethnologue inaugure un relativisme culturel positif (les structures psychiques sont bien les mêmes pour tous les hommes, par-delà les différences culturelles) et un structuralisme qui se méfie des contenus de conscience, dans une inspiration proche de celle de Marx dans l’Idéologie allemande (« ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience »). La polémique avec l’existentialisme sera au cœur de la Pensée sauvage , en 1962, mais elle ne doit pas éclipser d’autres débats, notamment avec le marxisme, peut-être moins spectaculaires mais tout aussi importants pour comprendre la pensée du XXe siècle, dont Lévi-Strauss est une figure majeure.

Á la fin des années soixante, le travail de celui-ci est discuté par des penseurs marxistes qui, par ailleurs, menaient entre eux d’âpres débats. Dans son Introduction à la philosophie marxiste, parue en 1969, Lucien Sève attire l’attention sur le peu de cas que Lévi-Strauss fait de « l’activité sociale productive », qui seule permet de penser « l’histoire comme développement des conditions d’existence concrète des hommes, des formes et du contenu historico-social de leur individualité ». Si la philosophie de Louis Althusser peut être considérée comme structuraliste, cela ne doit pas faire oublier certaines critiques acerbes auxquelles celui-ci se livrait, également, à l’encontre de Lévi-Strauss. Althusser lui reproche de rester dans une «  idéologie ethnologique » conduisant à nier ou relativiser le rôle de la production matérielle dans le fonctionnement des formations sociales dites primitives. « Pour Lévi-Strauss les structures de la parenté sont “en l’air” », écrit ainsi le pourfendeur de « l’humanisme théorique » dans un texte de 1966. Un autre philosophe communiste, Michel Clouscard, disparu il y a quelques mois, voit de son côté en Lévi-Strauss un «  libéral », dont l’épistémologie consiste à «  décider » que « le sens est antérieur au sens de l’histoire », autrement dit à évacuer d’emblée toute « idée de changement ».

Il considère la colonisation comme le « crime des crimes »

De fait, Lévi-Strauss n’était pas ce qu’on pourrait appeler un « intellectuel engagé », même s’il fut dans la première moitié des années 1930 adhérent à la SFIO. « J’avais été pacifiste avant la guerre, et je m’étais trompé et, quand on s’est trompé si gravement, il n’y a qu’une conclusion à tirer : c’est qu’on n’a pas la tête politique », explique-t-il dans un entretien à l’Express du 17octobre 1986. De fait, s’il considère la colonisation comme le « crime des crimes », il ne participe pas lui-même aux mobilisations du début des années soixante contre la guerre d’Algérie. Peut-être est-il permis, aussi, de voir dans ce retrait la rançon d’un certain pessimisme, que le savant reconnaissait lui-même, par ailleurs (« Le monde a commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui », écrit ainsi Lévi-Strauss à la fin de Tristes Tropiques). La pensée de l’anthropologue est donc à la fois un appel puissant à l’échange fraternel entre les peuples, les cultures, les civilisations, et un scepticisme à l’égard même de l’idée de progrès héritée des Lumières. Son travail, immensément riche, pluridisciplinaire, devrait continuer à être largement discuté, notamment dans le cadre des débats autour de la dimension écologique de la crise du système capitaliste.

Laurent Etre


lire aussi sur www.humanite.fr (28 novembre 2008) : Les 100 ans d’humanité de Claude Lévi-Strauss, Entretien réalisé par Ixchel Delaporte

et sur www.alternatives-economiques.fr (janvier 2005) : Claude Lévi-Strauss, la révolution du regard, par Philip S. Golub



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