le magazine du Sénégal dans le monde

Abasse Ndione : écrits noir sur blanc

  Enregistrer au format PDF  envoyer l'article par mail title=    Date de publication : samedi 22 novembre 2008
lemonde - Les phrases en wolof coulent de moi comme du lait. Je les traduis en français et je les couche sur le papier Sa seule coquetterie d’écrivain, ce sont ses stylos Bic : il se sert du noir pour écrire, du rouge pour les corrections, et du bleu pour les retouches finales. Nuit après nuit, depuis près de quinze ans, Abasse Ndione, infirmier à la retraite, noircit ainsi les pages de ses romans.

source : www.nettali.net - 5 septembre 2008

Pas de bureau : cahier posé sur les genoux, il travaille assis sur le bord du lit conjugal. "Le ventilateur devant, moi derrière", complète son épouse, Meriem, avec fierté. L’un de ses gendres saisit le texte sur ordinateur.

"Pendant qu’il écrivait La Vie en spirale, j’attendais notre quatrième enfant. Quand le livre est sorti à Dakar, j’avais eu le sixième", calcule Meriem Ndione. Le premier roman policier de l’insomniaque des faubourgs de Rufisque, commune de pêcheurs située à une vingtaine de kilomètres de Dakar, aura ainsi mis huit ans avant d’être publié par une maison d’édition locale ! Au Sénégal, il n’y a que la pauvreté qui galope. La lecture reste un sport d’élite. Sans un incroyable concours de circonstances, La Vie en spirale n’aurait jamais été repéré par les éditions Gallimard en 1998. Et l’écrivain Abasse Ndione n’aurait pas existé.

En vérité, ce premier livre sentait le soufre. Ou, plus exactement, le cannabis, bref, comme on dit au Sénégal, le yamba. Pire : dans La Vie en spirale , on fume et on trafique à tous les étages, des jeunes chômeurs aux pontes des confréries, des riches ngew (les Blancs) aux officiers de police. Le livre fit donc scandale, suscitant finalement l’intérêt de la maison d’édition de la rue Sébastien-Bottin. Comme quoi, les "joints" ont du bon : Abasse Ndione en est à son troisième roman publié (en France) et le quatrième est en route... Il est sacrément culotté, ce drôle d’oiseau à barbe blanche, qui parle comme on respire de drogue, de sexe et du désir fou d’émigrer ! Assis dans la bibliothèque-salon, aux murs habilement camouflés d’un élégant tissu brodé, Abasse Ndione sourit en fumant sa pipe en os de mouton.

Sur les étagères se croisent William Faulkner et Mouloud Akkouche, Hannah Arendt et Jean Potocki, Jules Verne et Thierry Jonquet. Eclectique, Abasse Ndione achète ses livres dans les "par terre" (sur les trottoirs, où sont vendus les bouquins d’occasion) plus souvent que dans les librairies, endroits rares et luxueux - analphabétisme et cherté de la vie obligent. Même pour un fils de commerçant, apprendre à lire, dans les années 1950, n’était pas chose courante. "J’ai commencé par l’école coranique, comme tout le monde. Mais ensuite, c’est notre père qui nous a poussés, mes frères et moi, à aller à l’école française. Au village, sur une centaine d’enfants, nous étions une poignée à y aller." "Ceux qui apprennent le français, quand ils seront morts, ils iront en enfer !", disaient les gens. "Moi, je voyais les vieux qui jouaient aux cartes et qui parlaient français : et eux alors, je demandais, ils iront aussi en enfer ?", se rappelle-t-il. Aujourd’hui, il rêve dans une langue et écrit dans une autre. "Les phrases en wolof coulent de moi comme du lait. Je les traduis en français et les couche sur le papier", résume-t-il joliment.

Sa maison - qu’il est en train de finir de payer, grâce à sa (maigre) retraite d’infirmier, ajoutée à celle de sa femme, ancienne institutrice - ressemble à celles de son quartier. Composée d’un ensemble de pièces cubiques chaulées, qui entourent une petite cour intérieure, elle retentit du rire des enfants, qui vont et viennent sans se lasser. Abasse Ndione les adore. Ses sept enfants et ses sept petits-enfants le lui rendent bien. Quand il était en poste en brousse, d’abord en Casamance, puis dans la région de Rufisque, l’infirmier Ndione aimait bien accoucher les femmes - y compris la sienne. "C’est moi qui ai tiré les têtes de nos cinq premiers enfants", annonce-t-il. Aujourd’hui, l’heureux patriarche se contente de peu. A l’occasion, il se régale d’un vert-blanc, un plat casamançais composé de riz blanc, d’une sauce à l’oseille et au gombo, et d’un peu de poisson. Il fume du tabac brun, qu’il achète par minuscules paquets. Et il ne sort que le matin (pour acheter les journaux) et le soir (pour faire son jogging). De temps à autre, dans son quartier de Gouye Mouride, où les pannes d’électricité sont aussi fréquentes que le ramassage des ordures est rare, les gens, qui n’ont pas lu ses livres mais considèrent ce pieux lettré comme "un homme de Dieu", font appel à lui pour la circoncision des garçons.

Le père d’Abasse Ndione avait épousé neuf femmes - "mais jamais plus de trois à la fois", précise l’écrivain - et vécu entouré d’innombrables marmots. "On était quatorze ou quinze frères et soeurs", indique évasivement l’auteur de Mbëkë mi (Gallimard, 82 p., 11 euros). Cette longue nouvelle, publiée d’abord à Dakar, puis fin août à Paris, est aussi une histoire d’enfants. Elle est consacrée aux jeunes qui "prennent la mer" et tentent de gagner les îles espagnoles des Canaries. "C’est le premier roman sur l’émigration en pirogue, vue d’Afrique par un Africain", commente Alioune Sakho, professeur de français dans une école privée de Rufisque. "Ce que le peuple pense tout bas : la mal-gouvernance, le désenchantement... Abasse Ndione l’écrit noir sur blanc", ajoute le professeur. Quand l’auteur de Mbëkë mi était gosse, personne, dans son village, ne songeait à partir pour Dakar, encore moins pour l’Europe. La pêche, l’agriculture et le commerce, activités auxquelles son père s’adonnait, suffisaient à emplir les journées et les estomacs. Aujourd’hui, les paysans sont réduits à la misère, tandis que les pêcheurs du coin se désespèrent : "Les bateaux-usines français, coréens, russes et espagnols ont ratissé tout le poisson !, morigène Abasse Ndione. Pour eux, les contrôles de police ne sont pas rigoureux. Contrairement aux pirogues..."

Abasse Ndione - RamataLe critique littéraire Sada Kane a reçu plusieurs fois Abasse Ndione sur les plateaux de la télévision sénégalaise. "Son écriture est comme le vin : elle se bonifie avec le temps", sourit-il. A l’instar de La Vie en spirale , désormais étudiée dans les écoles, Mbëkë mi sera peut-être un jour inscrit dans les programmes scolaires ? Quant à Ramata (Gallimard, 2000), qui évoque la question de la frigidité féminine, il doit sortir en édition de poche à Paris en septembre, et à Madrid, en version espagnole, en octobre. Dans Dakar l’insoumise , un livre de portraits de Fabrice Hervieu-Wane (éd. Autrement, 212 p., 20 euros), Abasse Ndione dévoile, en partie, le sujet de son prochain roman : le trafic de cocaïne, dont la capitale sénégalaise serait devenue un important carrefour... Avec ou sans pirogue, le sage de Rufisque n’a pas fini de faire des vagues.

Catherine Simon


lire aussi sur www.elmundo.es (en espagnol) un article signalé par un de nos lecteurs : ’Ramata’, la Madame Bovary senegalesa

et sur www.aps.sn (23 novembre 2008) : L’écrivain Abasse Ndione présente "Mbëkë mi, à l’assaut des vagues de l’Atlantique", mardi

et sur www.africanglobalnews.com (7 février 2009) : Abasse Ndione, auteur de "Mbëkëmi" : "les candidats à l’émigration clandestine ne sont que des déçus de l’alternance"





Lettre d'info

Recevez 2 fois par mois
dans votre boîte email les
nouveautés de SENEMAG




© 2008 Sénémag      Haut de page     Accueil du site    Plan du site    admin    Site réalisé avec SPIP      contact      version texte       syndiquer