le magazine du Sénégal dans le monde

’Les petits de la guenon’ de Boubacar Boris Diop : une lucide réflexion sur l’identité et la transmission entre générations

  Enregistrer au format PDF  envoyer l'article par mail title=    Date de publication : lundi 26 octobre 2009
Dakar, 26 oct 2009 (APS) – Entre Doomi Golo (Editions Papyrus Afrique, novembre 2003) et l’adaptation qu’il en a faite sous le titre ’Les petits de la Guenon’ (Philippe Rey, août 2009), l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop a vu se produire certains faits dont il a eu la prémonition. En toile de fond de l’ouvrage, perce la conviction qu’un peuple a le devoir de se regarder dans le miroir et de ne pas rougir de ce qu’il est.

Ce roman est une profonde réflexion sur l’identité, l’histoire et la transmission entre les générations. Boris Diop y rapporte les états d’âme d’un vieillard qui, sentant sa fin proche, tente d’entrer en relation avec son petit-fils Badou émigré dans un pays étranger.

"J’aurais préféré te parler de vive voix, comme tout conteur digne de ce nom, pour faire battre plus vite ton cœur et t’éprouver par mes déroutantes énigmes. (…) Je t’écris, faute de mieux, et parce que sans cela il me serait bien égal d’être mort ou vivant", dit Nguirane Faye qui décide de mettre ses notes dans sept Carnets que le jeune homme trouvera à son retour à Niarela, un quartier populaire de Dakar.

La décision de Nguirane de parler de ses souffrances, inquiétudes, déceptions sert de point de départ à une chronique intimiste de la vie quotidienne de Niarela qui se transforme en une fiction aussi riche qu’instructive sur l’histoire précoloniale, le Sénégal d’aujourd’hui. Le recours au passé sert en réalité de prétexte pour éclairer un présent confus et troublant.

L’auteur se livre à une critique sans complaisance d’une génération qui s’est nourrie de théories étrangères, occidentales essentiellement, oubliant ses origines et les réalités profondes de sa société, au point d’en avoir honte parfois. Boris Diop rappelle fort justement que " Cheikh Anta Diop nous a appris à nous regarder sans honte dans le miroir".

Avec des mots justes, un ton incisif, parfois cruel, il surprend son lecteur, analyse nombre de préjugés passés et actuels sur l’Afrique, le regard d’un pays de ce continent sur lui-même…Boubacar Boris Diop parle de Guy-Njulli " déchu par la seule volonté de Pinet-Laprade ou d’un autre Toubab’’, et Samba Laobé Fall, son adversaire mais aussi son propre fils.

Avec l’auteur, on se retrouve à Kahone, capitale du Ndoucoumane, on croise la reine Latsouk Siré Diogob Mbodj. On replonge dans l’histoire pour se voir raconter, presque dans les détails, le sacrifice des femmes de Nder, dans le Waalo. Cette journée du mardi 5 mars 1820, où "les hommes sont allés retourner la terre en prévision des semailles, laissant les femmes seules dans Nder. (…) Aucun souffle de vent ne balaie l’air. Avant même d’arriver au milieu du ciel, le soleil chauffe violemment et fait tourner les têtes’’.

Mbarka Dia, confidente et amie de la reine, "une jeune femme de petite taille, aux traits fins et réguliers (…) connue pour sa force de caractère et en perpétuelle alerte", savait que Nder était exposé ce jour-là à une attaque ennemie.

Alors qu’il ne restait aux femmes qu’à s’immoler par le feu dans la Grande Case où elles furent rassemblées, Mbarka Dia dit à la petite Sadani Thiam : "Toi Sadani, tu ne mourras pas avec nous. L’une de nous doit survivre pour raconter notre sacrifice. Ce sera toi. (…) Va, Sadani, c’est moi Mbarka Dia qui te l’ordonne. Au retour de notre Brack, fais savoir au Waalo comment les femmes de Nder ont préféré la mort à la servitude.’’

La petite fille Sadani Thiam devint ainsi la première à faire connaître le sacrifice des femmes de Nder. A ce point du récit, Nguirane Faye se permet une petite digression. "Tu connais Kocc Barma Fall, notre subtil et insolent philosophe, écrit-il à Badou son petit-fils. « Malheur au peuple qui ne sait plus écouter ses vieillards », a-t-il dit un jour’’.

La chronique rapporte qu’il s’est trouvé dans l’histoire du pays quelqu’un pour affronter avec panache Kocc Barma, "ce tortueux et agaçant dialecticien". "Car, en vérité, Mbarka Dia a-t-elle fait autre chose en ordonnant à Sadani Thiam d’être l’unique survivante et la mémoire de cette journée ?" Contre Kocc Barma Fall "que même les jeunes penseurs les plus audacieux n’ont jamais osé contredire, elle a proclamé : « Malheur au peuple qui ne sait plus écouter ses petites filles »"

Le roman est riche de faits d’histoire de ce genre. Mais comme le narrateur a fait le pari de "naviguer entre hier et aujourd’hui", il parle de "Dakar la ville pagaille", où "partout il est écrit « Défense d’uriner » car, justement, les gens pissent partout et ça sent fort, ça prend à la gorge et ça fait un curieux mélange avec les délicats parfums des ravissantes files qui sillonnent les boulevards en grande toilette".

’’Et les femmes là-bas, tellement chaudes, je ne vous dis pas, elles peuvent vraiment vous rendre dingue. Ces petits pagnes perforés qu’elles mettent pour le pieu, zut j’en ai oublié le nom’’, dit-il.

Puis, le ton devient soudain plus sérieux avec cette amère mais lucide allusion à la situation des pays africains anciennement colonisés, et qui, bien qu’ayant accédé à l’indépendance, n’arrivent pas à trouver leur voie vers le développement.

C’est de la bouche d’Ousmane que sort la sentence, aussi cruelle que vraie : "C’est terrible, Nguirane, de voir comme les fers de l’esclave restent si solidement attachés à ses mains et à ses pieds, même des années après la libération ! Le Maître a-t-il d’ailleurs encore besoin de nous mettre des chaînes ? Il nous laisserait aller et venir que nous rentrerions chaque soir à la plantation comme du bétail à l’étable : chaînes sont nos têtes. Ainsi toi Nguirane Faye, qui ne connais rien à la langue des Blancs, tu oses me dire qu’elle est plus proche de nous que le swahili ?’’

Et c’est précisément parce qu’ils ont consacré leur vie à lutter contre cette aliénation que l’auteur rend hommage à Cheikh Anta Diop, Amilcar Cabral, Mongo Beti, Samory Touré, Thomas Sankara, Patrice Lumumba. "Chacun d’eux a été, à sa manière, un être de refus. Et pour cette raison même, le Toubab les a tués ou réduits au silence.’’

Nguirane Faye agrémente ses Carnets de proverbes, de dictons, demandant à Badou de ne jamais oublier que ‘’le présent gît au cœur du passé’’, de les laisser se poser tous les deux au creux de sa main et de la refermer bien fort, s’il ne veut pas que le temps lui échappe de nouveau.

’’Je sais seulement que tu es loin de notre pays qui se porte mal. Les jeunes de ton âge sont presque tous condamnés à l’exil. Et là où vont nos enfants, on les traite comme des bêtes de somme. J’espère que ce n’est pas ton cas’’, dit un Nguirane, amer, à son petit-fils.

Il constate qu’à la tête de son pays se trouve Dibi-Dibi, "un homme à moitié dément, bavard et fantasque’’, un président qui "n’est pas entré au palais en marchant sur des milliers de cadavres’’. Un homme qui, pendant des décennies "avait raconté à peu près n’importe quoi et donné à chacun mille fois la preuve que, s’il avait seulement eu sa tête un jour, il l’avait perdue depuis longtemps’’.

’’Personne ne pouvait dire qu’il n’avait pas entrevu en maintes occasions une petite lueur de folie danser dans le regard de Dibi-Dibi’’, qui a répété souvent : "Je connais tous vos problèmes et il n’en est pas un seul que je ne puisse résoudre.’’. En brandissant au-dessus de la foule une clé, la clé du changement, censée ouvrir aux plus misérables les portes de la prospérité.

Omar Diaw, partisan déçu de Dibi-Dibi, arrivé au constat qu’il avait été abusé, se confond en excuses auprès de son ami Atou Seck : "Je te dois des excuses Atou…Tu m’avais bien averti mais j’ai été sourd et aveugle. Ce Dibi-Dibi et sa bande, ce sont de vrais charognards !’’

"Dibi-Dibi et sa famille sont en train de détruire ce pays, Atou ! Pour eux Diafouné est un gâteau et chacun d’eux en prend sa part" estime Omar Diaw à qui Atou Seck répond : "Je te l’avais bien dit, mon brave Omar. Un peuple ne doit pas confier sa destinée à un homme qui ne sait même pas marcher droit."

Le narrateur reprend alors le cours de son récit pour relever que ‘’Dibi-Dibi fit illusion pendant les premiers mois de son règne. Mais on s’aperçut bien vite qu’il ne savait même pas où il voulait mener le pays.’’

On retrouve dans ce roman de Boubacar Boris Diop le souci constant de l’auteur de placer le dialogue entre les hommes au cœur de son projet romanesque et de réfléchir sur la condition humaine. "C’est bon pour le progrès de l’humanité quand les Fils de la Terre se connaissent", lit-on dans un des Carnets de Nguirane Faye.

Le vieil homme, cloué au lit, laisse au fou, Ali Kaboye, le soin de raconter à Badou le reste de l’histoire. "Malheur au pays qui ne sait plus écouter sa part de folie." Ce propos, placé à l’ouverture de la deuxième partie du livre, est prolongé par des vers de Serigne Moussa Kâ. "Seigneur, il y a une limite à ta puissance et c’est ma liberté ! Si tu veux que je garde la bouche close, sois un maître juste. Ne fais rien que j’aie envie de dénoncer", dit le penseur.

Les sept Carnets qui font " Les petits de la guenon " découlent de la prise de responsabilité d’un homme qui s’en serait voulu de ne pas se confier à son petit-fils avant de mourir. "Le sage n’est pas celui qui s’exclame au milieu des ruines et des flammes : « Je savais bien que cela arriverait ! » Le vrai sage avertit de l’imminence du désastre pour l’empêcher d’avoir lieu. Par la parole. Ou même par un modeste récit de fiction, comme celui que tu vas lire", dit-il à Badou.

Nguirane Faye, lui, a parlé. C’est bien ainsi parce que, quelque part et c’est là la grande leçon de ce roman foisonnant, il nous réconcilie avec nous-mêmes, à travers un voyage dans le temps.

ADC/CTN


lire aussi sur www.congopage.com (14 mars 2006) : Un rebelle nommé Boubacar Boris Diop , par Alain MABANCKOU





Lettre d'info

Recevez 2 fois par mois
dans votre boîte email les
nouveautés de SENEMAG




© 2008 Sénémag      Haut de page     Accueil du site    Plan du site    admin    Site réalisé avec SPIP      contact      version texte       syndiquer