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Babacar Sall : ‘Le Monument de la renaissance est un crime symbolique’

  Enregistrer au format PDF  envoyer l'article par mail title=    Date de publication : dimanche 11 avril 2010
Il n’est pas contre l’idée de construire un monument de la renaissance. Mais pour Babacar Sall, professeur à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (Ehess) de Paris, c’est l’inopportunité qui pose problème d’autant que le pays est en crise économique. En conséquence, dans l’interview qu’il nous a accordée à quelques jours de l’inauguration du monument, M. Sall estime qu’il ne reflète pas l’identité africaine qui est le soubassement de sa construction. L’on s’est plutôt ‘inspiré du modèle le plus abject de l’histoire de l’art du 20e siècle, l’art stalinien version nord coréenne qui renvoie tous les deux au totalitarisme, à la dictature du sens et au crime symbolique’, dit-il. Entretien.

source : www.walf.sn - 10 avril 2010

Wal Fadjri : Le Monument de la renaissance construit par le président de la République a suscité beaucoup de polémiques. En tant qu’acteur culturel, ne pensez-vous pas que ce monument justifie ?

Babacar SALL : Je considère que ce monument est inopportun parce qu’il est mal conçu et intervient dans une période de crise avancée. Le concept ne correspond pas à notre tradition identitaire. Le concept de renaissance doit renvoyer à un certain nombre de symboles, de significations, qui ont du sens pour la collectivité. Or ce monument est sujet à controverse. Ce n’est pas cela qui est gênant, car la controverse est un élément constitutif de l’acte démocratique. Le problème du monument, c’est sa légitimité même, donc son sens symbolique. Le président de la République, comme à son habitude, prend quelque chose que personne ne peut récuser comme idée : par exemple, le fait de construire des infrastructures ou d’ériger un Monument de la renaissance africaine. Pour l’énoncé formel, tout le monde consent. Mais dès qu’il passe à la traduction en acte de l’idée, surgissent alors tous azimuts des problèmes. Pourquoi ? Parce que, dans tous les cas de figure, on constate sa volonté de patrimonialiser tout : l’idée de l’œuvre, c’est-à-dire le concept, et l’œuvre achevée.

L’autre problème, c’est sa méthode autocentrée. Il n’est pas artiste ni producteur culturel. Il devait consulter ceux dont le métier est de penser et de produire l’art : les artistes, les intellectuels et les innovateurs de façon générale. Ce n’est pas le cas. Il y a une éthique de la création collective qui n’est pas respectée et qui a abouti à un désastre esthétique. Le monument de la Renaissance est un amas de ferraille et de béton. Pas plus ! Comment un homme, fût-il un chef d’Etat, peut-il porter à lui tout seul sur ses épaules le poids symbolique du berceau de la civilisation de l’humanité et se l’accaparer au point de réclamer des droits d’auteur ? Mesure-t-il vraiment ce qu’est la charge symbolique de ce monument pour l’Afrique et ses diasporas, pour le reste du monde ?

Wal Fadjri : A vous entendre parler, vous semblez dire que le Monument de la renaissance ne reflète pas l’identité africaine. Que fallait-il faire alors ?

Babacar SALL : Le président Abdoulaye Wade n’est pas un acteur culturel. S’il l’était, on l’aurait su depuis longtemps. En dix ans, il a changé huit ou neuf fois de ministre de la Culture. Il y a donc une incohérence même dans sa façon de gérer institutionnellement les politiques publiques en matière de culture. Il devait se contenter d’impulser l’idée au plan politique et moral et laisser les acteurs culturels faire.

L’idée de renaissance est un concept générique qui doit impliquer l’ensemble des acteurs du continent et de la diaspora. Elle touche tous les secteurs d’activités. Mais ce sont les artistes qui doivent lui donner une âme et la faire aboutir au niveau de la forme.

Wal Fadjri : En quoi ce monument ne reflète-t-il pas l’identité africaine ?

Babacar SALL : Ce qui me choque le plus, au-delà du concept, c’est qu’il s’est inspiré du modèle le plus abject de l’histoire de l’art du 20e siècle, à savoir l’art stalinien version nord coréenne qui renvoie tous les deux au totalitarisme, à la dictature du sens et au crime symbolique.

Wal Fadjri : Pourtant, c’est un architecte sénégalais, Atépa, qui a mis en pratique ce monument…

Babacar SALL : Atépa est un architecte, ce n’est pas un artiste. Ce sont deux métiers différents.

Wal Fadjri : Abdoulaye Wade avait sollicité Ousmane Sow, mais finalement leurs relations avaient fini en eau de boudin. N’est-ce pas la raison pour laquelle il a fait appel aux Nord-Coréens ?

Babacar SALL : Ousmane Sow est un vrai artiste non seulement dans l’âme, mais c’est un génie de l’art. Comme tout artiste, il a son éthique. Il ne peut pas se vendre aux politiques. Il ne peut pas accepter que le politique lui dicte la manière dont il doit exécuter son art. Et il a parfaitement raison de se mettre en retrait de tout cela. Le président Wade veut être plus artiste que les artistes et plus ingénieur que les ingénieurs. C’est son schéma mental qui fonctionne comme ça. Ce qui est inacceptable dans l’art.

‘J’ai l’impression que le président est passé maître dans l’art de la frime politique. Il veut faire comme les grands pays, comme les grands dirigeants, mais il n’en a pas les moyens. Il fait du saupoudrage’

Wal Fadjri : Le Monument de la renaissance ne se justifie-t-il pas malgré les problèmes économiques et d’opportunité ? L’Afrique n’a-t-elle pas besoin d’ériger des monuments pour refléter son identité ?

Babacar SALL : Le problème n’est pas là, car tout peuple a besoin de système symbolique pour entretenir sa mémoire historique et enrichir ses pratiques mémorielles. Nous avons besoin d’un système représentationnel, comme nous avons besoin d’alimentation dans la vie. C’est dans l’ordre du vivant et du vivant pensant en général. Une fois que c’est dit, il faut voir si ce que l’on fait au nom de la collectivité, est accepté par elle. Le monument fait l’objet d’un débat tant sur le plan religieux qu’intellectuel. Or, s’il l’avait fait pour la communauté, il aurait pris en compte l’opinion des Sénégalais et des Africains. Mais j’ai l’impression qu’il l’a réalisé surtout pour lui-même et pour entrer dans l’histoire.

Vous savez, l’identité renvoie à un double processus inverse : l’identification et le rejet. Ce qui domine à propos du monument, c’est le rejet. Tout politique raisonnable aurait fait machine en arrière au lieu de foncer droit dans le mur.

Wal Fadjri : On parle de problèmes économiques pour balayer d’un revers de la main la construction de ce monument. Mais certains pensent que cela ne tient pas, car l’Occident a aussi construit ses monuments parfois dans des périodes de crise économique et sociale aiguë. Qu’en pensez-vous ?

Babacar SALL : On ne peut pas comparer ce qui n’est pas comparable. D’abord, les contextes historiques ne sont pas les mêmes. Vous me parlez des siècles précédents, mais là on est en 2010 avec une crise économique mondiale qui frappe au premier chef les pays africains et, en l’occurrence, le Sénégal. Le Sénégal fait partie des pays les plus pauvres du monde. Nous avons un niveau d’endettement très élevé. La pauvreté est ubiquitaire. Nous avons une jeunesse massive et désœuvrée, qui n’a pas d’espérance, qui n’a pas de débouchés. En Occident, tout monument a son poids économique et contribue à la production de la richesse nationale. J’ai l’impression que le président est passé maître dans l’art de la frime politique. Il veut faire comme les grands pays, comme les grands dirigeants, mais il n’en a pas les moyens. Il fait du saupoudrage, de la frime. Or tout frimeur dépense ce qu’il n’a pas pour donner l’impression d’être ce qu’il n’est pas. Ce décalage du personnage coûte excessivement cher aux Sénégalais.

Wal Fadjri : Parlons du Festival mondial des arts nègres qui est programmé en décembre prochain. Adhérez-vous au projet ?

Babacar SALL :J’ai participé, comme beaucoup d’intellectuels, à des événements internationaux sur l’Afrique, mais cela n’a pas toujours abouti à quelque chose de concret. Aujourd’hui, il y a la nécessité de faire un bilan d’étape pour voir dans les recommandations prises lors du premier Festival mondial des arts nègres, dans toutes les rencontres que nous avons eues, notamment au sein de l’Union africaine, de certaines organisations sous-régionales, au sein des Etats Nations, tout ce qui a été entrepris en direction de la culture africaine, de sa promotion, de sa renaissance. A chaque fois, cela coûte excessivement cher. On dépense beaucoup d’argent. Quand on fait ces manifestations, on doit se poser la question de l’opportunité, celle des moyens, des finalités, donc des retombées effectives sur nos pays. Or la question des moyens est problématique et la question des finalités l’est d’autant plus. Alors, je considère ce festival inopportun parce que le président Wade ne nous a pas dit vers quelle direction de pensée, vers quelle direction d’action et de finalité il veut aller. Pour quoi faire ? Un feu de paille pour faire une opération de communication au moment où le pays s’endette sans aucune retombée positive sur notre culture, sur notre économie ?

Wal Fadjri : Pourtant le projet est lancé …

Babacar SALL : (Il coupe). Oui il est lancé, mais la question est de savoir où va-t-il atterrir. Nous allons encore nous endetter et prendre cet argent qui aurait pu servir à soutenir l’art et les artistes. Les artistes sont dans une situation très difficile. Dans la musique, il y a le problème du piratage, mais il y a aussi le manque de soutien des musiciens, des artistes plasticiens et des promoteurs culturels. Je crois qu’on peut, par des projets mieux proportionnés, en faire bénéficier l’art et les artistes. Dakar, quelque grand qu’il soit, n’est qu’une partie du Sénégal. Il ne faut pas tout mettre à Dakar. Il y a les artistes des régions qui sont abandonnés à eux-mêmes et qui cherchent par des moyens du bord à survivre. Ils n’ont pas les réseaux, ni les infrastructures, ni l’accompagnement nécessaire pour se produire, enregistrer, peindre, sculpter et gagner leur vie en somme. Les artistes ne sont pas des citoyens à part. Ils ont besoin de retraite, de sécurité sociale, de logement. Faisons d’abord des priorités de dépenses. Tout Etat responsable ne peut convier le reste du monde sans avoir d’infrastructures adéquates.

Wal Fadjri : Il y a la question aussi du cinéma sénégalais. Dakar n’a aucune salle présentement alors qu’il en comptait un nombre important il y a quelques décennies…

Babacar SALL : On a peu d’infrastructures culturelles. Là, on peut investir. On met la charrue avant les bœufs. Ça me fait très mal de voir que Dakar n’a plus de salles de cinéma. On avait au moins quatre ou cinq salles de cinéma rien qu’à la Médina. Tout ça a disparu comme la ligne des chemins de fer Dakar-Saint-Louis.

Il y a un démantèlement systématique de nos infrastructures économiques et culturelles.

Wal Fadjri : Le Sénégal souffre-t-il autant que vous le dites ?

Babacar SALL : Le Sénégal souffre. On n’a pas besoin de faire de la macro-économie pour savoir si notre pays souffre.

Pour savoir qu’un pays souffre, il faut entrer dans les familles, voir comment elles mangent, comme elles se soignent quand elles sont malades, voir le nombre d’actifs par famille.

Voilà des indicateurs tout simples que chaque Sénégalais peut mesurer en fonction du lieu où il vit. Beaucoup de familles ne mangent pas à leur faim. Beaucoup de jeunes sont désœuvrés, sans compter les effets pervers sur la conduite sociale de nos concitoyens souvent poussés à l’extrême par des situations difficiles.

On nous parlera encore de statistiques pour nous dire que cela va mieux, mais la statistique est la forme moderne du mensonge.

Wal Fadjri : Pourtant l’Etat a augmenté à plusieurs reprises les salaires…

Babacar SALL : Je ne regarde pas le niveau de développement d’un pays en me centrant uniquement sur les chiffres énoncés. Le fétichisme du chiffre n’a jamais permis à la ménagère d’avoir le panier rempli. Il faut voir le panier de la ménagère. Je le mesure là. Qu’on ne nous dise pas que le Sénégal fait un taux de croissance de 5 ou 6 %, cela n’a de sens que s’il y a une traduction immédiate et effective au niveau des conditions de vie des Sénégalais. Et cela ne se mesure que dans les économies familiales. La situation de la plupart des familles est catastrophique. Par contre, on voit la mise en scène de l’opulence, l’utilisation ostentatoire au Théâtre national Daniel Sorano des biens mal acquis où des gens du régime et leurs alliés dépensent sans compter des fortunes considérables.

‘Les Sénégalais, en majorité, veulent le changement, mais ils veulent aussi l’unité face à la minorité présidentielle (…) Comment pourra-t-on les convaincre du bien fondé de l’alternance politique si les forces engagées dans Bennoo partent dispersées ? Cela paraît incohérent et irresponsable’

Wal Fadjri : Vous peignez-là un bilan noir de l’alternance.

Babacar SALL : Il n’y a que les faits qui comptent. Si le bilan était positif, le régime libéral n’aurait pas perdu les grandes villes du pays. Même à Dakar, vitrine de la politique de prestige du gouvernement, le président Wade et son fils ont perdu. Les Sénégalais, dans leur forte majorité, ont eu le même avis en sanctionnant une telle politique. La minorité présidentielle doit en tenir compte.

Wal Fadjri : Les embouteillages sont moins visibles à Dakar, non ?

Babacar SALL : Pour les embouteillages, on aurait pu aussi réhabiliter la route des Niayes. Son tracé existe. Est-ce que les gens vivent mieux ? Non ! En plus, jusqu’à présent, il y a des embouteillages. Les familles sénégalaises, surtout de Dakar, sont dans une situation difficile. Il y a une ligne de fracture nette entre la banlieue et Dakar. Il y a les inondations. Non, ça n’a pas amélioré le niveau de vie des Dakarois à part quelques routes qui nous rappellent de pâles copies des capitales du Nord. Mais ces pays-là ont atteint un niveau de développement qui leur permet de financer les infrastructures de ce niveau. Et quand ils le font, ils se posent d’abord la question de leur impact sur le développement économique et social du pays en question. Or le président Wade le fait de façon totalement déconnectée. Il a creusé des tunnels là on n’en avait pas besoin. Il est dans le mirage.

Il est incontestable que la figure de Dakar a changé depuis 2000. Changer pour changer ne veut rien dire. Quel est l’impact sur le développement local en termes d’emplois, d’activités économiques. Pour le moment, les habitants de Dakar ne vivent pas mieux qu’auparavant. Donc il y a problème !

Wal Fadjri : Reconnaissez quand même que le président Wade a créé l’Université de Ziguinchor, de Bambey, de Thiès.

Babacar SALL : Je ne lui nie pas tout apport. Ce serait injuste et manichéen. Mais constatez vous-même que le pays et ses habitants dans leur grande majorité vont mal.

Wal Fadjri : Que pensez-vous de sa succession par son fils évoquée par nombreux observateurs ?

Babacar SALL : Je trouve ça malsain. C’est là où je trouve que les forces du changement ont une grande responsabilité. Elles doivent rester fortes et unies pour faire face à ce défi qui menace notre survie démocratique en tant que république. Ces enjeux doivent être fédérateurs.

Wal Fadjri : Cette unité aura-t-elle lieu étant entendu le problème de leadership entre le Ps et l’Afp notamment ?

Babacar SALL : Ce ne sont pas les seuls partis. Il y en a d’autres qui font également partie de la coalition Bennoo . Il y a les organisations de la société civile, les Assises nationales avec le formidable élan fédérateur qu’elles ont généré. Il y a la Charte de bonne gouvernance, bel outil pour fonder une politique de renouveau national. On peut remonter vers d’autres formes organisées de type unitaire qui ont préexisté. Tout est donc là pour faire l’unité. On ne va pas se mettre à réinventer la roue quand même. S’il y a problème, il faut chercher d’autres explications, mais pas parce qu’on travaille encore sur un programme commun. Il va falloir se résoudre au fait que la cohérence n’est pas seulement une exigence scientifique, mais aussi politique et que les choses ne se font pas en dehors du temps. L’expectative dans laquelle l’opinion est placée, n’est pas une bonne chose. Si elle se poursuit encore, elle aura forcément des conséquences négatives sur le comportement électoral.

La nature de l’élection présidentielle met en concurrence des programmes, des équipes, mais in fine, ce sont aussi des individualités qui s’affrontent, portées par l’énergie concurrentielle des camps adverses. C’est là où l’incohérence peut être contre-productive. Les Sénégalais, en majorité, veulent le changement, mais ils veulent aussi l’unité face à la minorité présidentielle. Une unité de candidature s’impose donc. Comment pourra-t-on les convaincre du bien fondé de l’alternance politique si les forces engagées dans Bennoo partent dispersées ? Cela paraît incohérent et irresponsable. L’inquiétant, c’est que le temps politique avance et l’opinion n’est pas encore éclairée là-dessus. Ce temps perdu risque de faire défaut à la coalition au moment où il faudra aller vers l’opinion pour la convaincre. Il va falloir donc tirer les choses au clair alors qu’il est encore temps et mettre l’intérêt supérieur du pays en avant. Cela vaut tous les sacrifices.

Propos recueillis par Moustapha BARRY


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